Ce mercredi 21 février, Ada Colau reçoit à l’hôtel de ville les familles des prisonniers politiques catalans. « Ce n’est pas un acte indépendantiste, c’est un acte en faveur des droits humains », affirme-t-elle, arborant pour la première fois un ruban jaune, signe du soutien aux hommes politiques détenus depuis l’automne dernier. Quelques jours après, elle refuse de rencontrer le roi d’Espagne, en visite à Barcelone pour la première fois depuis la crise.
Que l’on ne s’y méprenne pas. Ada Colau, maire de la capitale catalane, est contre l’indépendance. Enfin… personnellement. C’est là que se cristallise la controverse autour de sa posture, une gymnastique politique dénoncée par la droite unioniste comme par l’extrême-gauche indépendantiste.
Car Ada Colau est issue de la mouvance des Comúns catalans, la seule où se côtoient les deux postures. Difficile donc pour elle de prescrire une position officielle tranchée pour l’ensemble du mouvement.
Pourtant, le 1er octobre 2017, jour du référendum sur l’indépendance, Ada Colau ouvre les écoles aux organisateurs. Elle se rend même aux urnes, et vote blanc. Elle n’est pas indépendantiste, mais marque son soutien à la tenue du référendum, alors même qu’il est déclaré illégal par le gouvernement central.
À Barcelone, les résultats sont à l’image de le la Catalogne : 89 % pour le oui, 9 % pour le non, mais une participation de 41 %. La capitale catalane est aussi tiraillée que la région. À l’approche des municipales de 2019, prendre position constitue un gros risque électoral.
Si sa position actuelle est si délicate, c’est dû à la nature même de son parti. Car Ada Colau n’est pas une maire catalane comme les autres.
Arrivée à la tête de la deuxième ville d’Espagne il y a bientôt trois ans, elle a embrassé son rôle de maire avec solennité, laissant (presque) derrière elle son passé d’activiste sociale.
Élue en 2015 à l’issue d’une campagne sociale et citoyenne, dans le sillage du mouvement des Indignés et de la montée de Podemos, elle défend un projet de renouvellement politique pour la ville de Barcelone. Un an plus tôt, avec d’autres activistes de son association de défense du droit au logement, la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire), elle crée Guanyem (Gagnons), une plateforme citoyenne de gauche radicale, façon Nuit Debout, qui ambitionne de remporter la mairie.
Ada Colau est à l’époque une personnalité « anti-establishment » connue en Espagne. Très engagée dans la défense des expulsés barcelonais, elle est co-fondatrice, et pendant longtemps porte-parole de la PAH.
Lorsqu’elle décide de concourir pour la mairie, Pau Faus, militant de Guanyem, réalise un documentaire sur sa campagne. Le film est centré sur la forte personnalité de la cheffe de l’organisation, qui sera renommée Barcelona en Comú (Barcelone en Commun ou BeC) dans les derniers mois avant l’élection.
Le changement de nom illustre l’ambition de l’organisation : « Au-delà de la campagne municipale, c’est un projet politique », explique Pau Faus. Le modèle de Barcelone en Commun se décline un peu partout en Espagne, à toutes les échelles (Catalogne en Commun, Maintenant Madrid ou encore Saragosse en Commun). C’est ce qu’on les appelle les Comúns, et ils sont affiliés à Podemos.
Le 24 mai 2015, Barcelone en Commun remporte l’élection municipale. Une révolution pour ce parti au départ marginal, dont les membres sont quasiment tous issus de la société civile. Mais sur 41 sièges, le parti en obtient seulement 11 et doit s’allier avec d’autres partis de gauche (dont les socialistes du PSC et Esquerra republicana, la gauche républicaine catalane) pour gouverner.
Ada Colau maire, c’est un bouleversement pour la ville : d’abord c’est une femme, la première à accéder à la mairie de Barcelone. Activiste sociale, jeune (44 ans), mère sans être mariée, ouvertement bisexuelle, elle incarne une figure subversive dans une Espagne encore très conservatrice.
Pour la ville, qui sort du mandat conservateur et libéral de Xavier Trias, Barcelone en Commun défend un programme progressiste, écologique et participatif. Une meilleure maîtrise du tourisme de masse, la lutte contre la corruption et, surtout, une plus grande justice concernant le logement. À Barcelone, c’est un des grands thèmes de crispation pour la population et le coeur de l’engagement d’Ada Colau. Depuis la crise économique, les expulsions se sont multipliées.
À l’époque de l’élection d’Ada Colau, la question indépendantiste apparaissait secondaire, loin des préoccupations de ses électeurs. « On disait que ce n’était pas notre problème. On voulait que les sujets municipaux soient au coeur du débat », explique Robert Soro, conseiller Barcelone en Commun du district de Gràcia.
Le tournant de la crise
Lui n’est pas pour une indépendance totale de la Catalogne, telle que proposée par Carles Puigdemont, le président régional destitué en bras de fer avec Madrid. Le matin du 1er octobre 2017, il pensait ne pas aller voter.
Pourtant, vers midi, il est bouleversé par les images des policiers réprimant les citoyens dans les bureaux de vote. « Je me suis dit que je devais aller voter. D’accord, le référendum était illégal, mais ce n’était pas une raison pour agir comme ça », s’indigne-t-il. « À ce moment-là, le plus important était de montrer que les gens voulaient voter. » Une fois sur place, il vote nul. Ce qui lui importe, « c’est de glisser un bulletin dans une urne. »
Pour Barcelone en Commun, le 1er octobre et la violence policière provoquent un bouleversement des consciences. Pau Faus l’affirme : « personne ne pouvait s’attendre à ce qui est arrivé. »
Pour Sonia Abella, responsable internationale de BeC, et indépendantiste passionnée, la répression du gouvernement central renforce sa position. « S’il y avait eu une volonté de dialogue de la part du gouvernement espagnol, ça aurait changé mon positionnement. »
Une position ambiguë ?
Les anti-indépendantistes du parti, majoritaires, s’accordent sur une position : le référendum est la solution au problème, et le peuple catalan doit décider pour lui-même.
Jaume Asens, indépendantiste, mais aussi troisième adjoint et bras droit d’Ada Colau, défend cette posture adoptée par la maire. « Elle a toujours dit qu’elle n’était pas indépendantiste, elle a été très claire. Ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas d’accord avec le droit des Catalans de décider de leur propre futur. » Il faut, pour la plupart des Comúns, un référendum organisé en accord avec Madrid.
« Ce n’est pas une position confortable, insiste Pau Faus, mais nous n’allons pas choisir. Pour les unionistes, [Ada Colau] est indépendantiste, et pour les indépendantistes, elle est unioniste. » Il regrette que « les gens [aient] l’impression d’être forcés de choisir. »
Une opposition virulente
Et en effet, la position d’Ada Colau convainc peu parmi ses opposants au sein de la municipalité. Pour Carina Mejías, députée municipale Ciudadanos (le parti de centre-droit unioniste), le masque est tombé : « Chaque fois qu’elle a pu, Ada Colau a appuyé le mouvement indépendantiste. »
Mais du côté indépendantiste, Ada Colau est tout aussi critiquée.
Xavier Trias, son prédécesseur à la mairie de Barcelone et chef du parti PDeCat (Parti démocrate européen catalan, le parti de Carles Puigdemont) au conseil municipal, est son principal opposant politique : « Elle prend trop de distance. Barcelone est la capitale de la Catalogne, nous devons être une référence, et la maire doit prendre une position forte », fustige-t-il.
Crispations
Malgré tout, la crise indépendantiste est-elle parvenue à fracturer Barcelone en Commun ? Ce qui ressort surtout quand on discute avec les Comúns barcelonais, c’est l’attachement à leur leader. Ada Colau ne semble pas contestée chez Barcelone en Commun. Sonia Abella l’affirme, sourire aux lèvres, elle n’a « jamais senti de crispations dans le parti, il y a toujours eu beaucoup de respect. »
Robert Soro, pourtant, admet à demi-mot qu’ « il y a des pressions ».
Raquel Prado, conseillère BeC du quartier de Sarrià Sant-Gervasi et avocate, est contre l’indépendance. Exaspérée, elle soutient qu’elle reçoit chaque jour « des messages internes qui veulent nous pousser à nous positionner en indépendantistes ». « Des gens ont quitté le parti », concède Robert Soro. La sérénité et l’heureuse cohabitation affichées par le parti sont peut-être plus fragiles qu’il n’y paraît.
Effectivement, la polarisation des gens sur la question indépendantiste leur a fait perdre des voix aux élections régionales de décembre. « Ça peut nous tuer… », s’attriste Raquel Prado. « On en a marre, il y a une grande fatigue ». Comme dans un appel, elle implore : « le plus important, c’est que Barcelone, en tant que ville, ne rejoigne aucun des deux blocs. » C’est un numéro d’équilibrisme politique pour la maire.
Difficile pour Ada Colau et les Comúns de continuer à militer sur les thématiques sociales dans un tel climat de tension. Pour beaucoup d’entre eux, le pouvoir central comme les indépendantistes ont tout à gagner à ce que l’espace politique et médiatique soit saturé par la question. Pour Yusef Quadura, coordinateur pondéré de BeC à Gràcia, « c’est dans l’intérêt de beaucoup de monde que ça reste comme ça. Personne ne prête plus attention aux problèmes de santé publique et de corruption. » Raquel Prado s’en amuse amèrement : « Chez les Comúns, on fait souvent une blague qui consiste à dire que Rajoy et Puigdemont se gaussent ensemble et se félicitent de la situation. »
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.