Des milliers de manifestants arborent les drapeaux catalans rouge, jaune et bleu à la Plaça Sant Jaume (Place Saint Jacques) de Barcelone. Autour d’eux, les Mossos d’Esquadra, la police régionale catalane, sont disposés en rangs serrés. Ils tiennent une matraque dans leur main droite et un bouclier au bras gauche. Trois hélicoptères survolent la zone. En ce 11 octobre, les esprits sont à vif. Carles Puigdemont, président de la Generalitat (gouvernement, parlement et administration publique de la Catalogne), s’apprête à déclarer unilatéralement l’indépendance de la région, après des semaines de conflit avec le pouvoir central madrilène. Ses soutiens attendent, tendus. Il ne manque plus qu’une étincelle pour que la situation dégénère. Tous ont en tête les violences commises par les forces de l’ordre le 1ᵉʳ octobre, jour du référendum lors duquel les habitants de Catalogne étaient invités à s’exprimer sur l’indépendance. Coups de matraque, civils traînés sur le sol par les cheveux, personnes âgées au visage ensanglanté… les images ont rapidement été diffusées sur les réseaux sociaux. C’était « le point de rupture », affirme Miquel Casals, désigné comme un ancien membre du groupe terroriste Terra Lliure (Terre libre en catalan) par des proches du mouvement. Lui admet seulement avoir fait partie de la branche politique du groupe, le Moviment de defensa de la terra (MDT, Mouvement de défense de la terre).
De 1978 à 1995, Terra Lliure a commis environ 200 attentats qui ont tué une personne et fait 70 blessés. Les membres du groupe, dont le noyau dur était composé d’une vingtaine de personnes, visaient principalement des institutions comme la justice et la police. Aujourd’hui, les anciens militants ayant gravité autour de Terra Lliure ne jurent plus que par le pacifisme, parfois par stratégie. Pour eux, le retour de la violence est improbable voire impossible. Ils considèrent que leur militantisme a permis l’essor d’un mouvement indépendantiste de masse qui n’a pas besoin d’avoir recours à la violence. Surtout, une lutte armée ne serait pas soutenue par la société catalane qui a subi de plein fouet la répression franquiste et qui souffre aujourd’hui du terrorisme islamiste. Ils racontent qu’après des années de militantisme, ils sont parvenus à la conclusion que la violence ne mène à rien. Quant aux jeunes militants, ils semblent pour l’heure réfractaires à l’utilisation de la violence. Et les partis politiques se chargent de contenir les velléités de ceux qui pourraient sortir du rang.
La paix comme stratégie

« A 18 ans, j’aurais pu être un terroriste potentiel, j’ai fait certaines choses… attaquer des casernes de la Guardia civil (police nationale militaire, ndlr), mettre des explosifs dans des tribunaux et brûler des machines », raconte Miquel Casals, 56 ans, désormais chef d’entreprise dans le bâtiment à Gérone. Alors qu’il se tenait jusque-là droit et fier, son dos se voûte et il commence à manipuler frénétiquement le tube de crème pour les mains posé sur la table basse en bois massif de son appartement luxueux du centre-ville. « On agissait beaucoup sous le coup des émotions. Aujourd’hui, il faut raisonner », disserte-t-il. Il ne renie pas les actions commises il y a une vingtaine d’années. Avec du recul, il s’estime pourtant « naïf » d’avoir cru que « ça allait changer quelque chose ».
« Je n’ai jamais été une pacifiste, même maintenant, lance de son côté Blanca Serra, membre de la Candidatura de Unidad Popular (CUP, Candidature d’unité populaire), parti politique catalan d’extrême-gauche. Mais il y a des aspects de la lutte pacifique qui sont intéressants. Le pacifisme est beaucoup plus largement accepté dans la population ». Attablée à la cafétéria de l’association culturelle Ateneu (Athénée) de Barcelone, elle parle sans détours. Avant d’être investie par la CUP, elle était membre du Front nacional de Catalunya (Front national de Catalogne) et du Partit Socialista d’Alliberament Nacional dels Països Catalans (PSAN, Parti socialiste de libération nationale des pays catalans), organisations politiques liées à Exèrcit Popular Català (Epoca, Armée populaire catalane), un groupe indépendantiste armé clandestin sous le franquisme, et ensuite de Terra Lliure.
Pour Barbara Loyer, directrice de l’Institut français de géopolitique, « depuis très longtemps, les nationalistes catalans vendent à l’international l’idée d’une Catalogne hyper pacifiste par rapport à une Espagne qu’on renvoie toujours à Franco. »
Derrière cette rédemption s’abrite le pragmatisme des anciens membres de Terra Lliure. « Le groupe a existé à un moment où nous n’étions pas reconnus parce que la société catalane n’a pas soutenu ce type d’actions, estime Miquel Casals. La violence est soutenue uniquement par les personnes qui sont désespérées et n’ont pas de ressources. »
La société n’accepte plus la violence
Carles Sastre, ancien membre de Terra Lliure et d’Epoca, accompagne Blanca Serra. Pour lui, les mouvements indépendantistes doivent s’adapter à leur époque et la lutte armée ne peut pas être utilisée n’importe quand. « C’est le contexte qui va permettre certaines démarches, explique-t-il. Et aujourd’hui, ce contexte est différent. La fin de la dictature a été un tournant, les guerres anti-coloniales ont disparu donc les luttes armées ne sont plus perçues de la même manière. »
Sur la Plaça de Catalunya (Place de la Catalogne) à Barcelone, quatre femmes tricotent une écharpe jaune, nouveau symbole de la lutte indépendantiste. L’objectif est qu’elle soit assez longue pour aller de Barcelone à la prison Soto del Real à Madrid où sont détenus deux leaders du mouvement indépendantiste catalan : Jordi Sànchez et Jordi Cuixart. Ces femmes connaissent toutes Terra Lliure mais se targuent d’appartenir à une société pacifiste.

« Notre pays, la Catalogne, n’est pas violent », lance, en reprenant de la laine jaune, Pilar, pour qui ce mercredi 21 février est son premier jour de tricot sur la place. « Nous restons dans notre position de non-violence, certaines statistiques disent que ça permet d’accomplir deux fois plus de choses que la violence », renchérit Mari Antonia, tout en maniant rapidement ses aiguilles à tricoter.
Sans citer de statistiques, Carles Sastre prône lui aussi la non-violence. Pour l’ancien terroriste, le « choc » provoqué par « l’histoire des attentats islamistes » dans la société catalane a définitivement rendu l’utilisation de la violence impossible.
Concurrence des terrorismes
En août 2017, l’Etat islamique a commis deux attentats en Espagne, causant 16 morts au total, dont 15 sur les Ramblas, une avenue dans le centre de Barcelone. « Après ce qui s’est passé cet été avec les islamistes, il est vraiment délicat aujourd’hui pour un mouvement catalan, quel qu’il soit, d’arriver à mobiliser les masses pour faire des actions comparables à celles des islamistes », analyse Barbara Loyer.
Depuis 2004 et l’attentat perpétré par Al-Qaïda dans la gare d’Atocha à Madrid qui a fait 191 morts, les terroristes islamistes ont tué 263 personnes en Espagne, selon les chiffres de l’Association de victimes du terrorisme (AVT). Avant eux, l’Euskadi Ta Askatasuna (ETA, Pays basque et liberté en basque), organisation armée basque indépendantiste considérée comme terroriste par l’Espagne et la France, avait déjà écorné l’image des actions violentes, et donc de Terra Lliure. Pour Blanca Serra, les Basques de l’ETA ont « rompu un pacte » lorsqu’ils ont tué 21 personnes dans l’explosion du supermarché Hipercor à Barcelone en 1987.

« On pensait que l’action d’ETA n’affecterait pas la Catalogne parce que le territoire catalan était un sanctuaire, explique-t-elle. Lors de l’attentat de l’Hipercor, les Basques de l’ETA ont agi de manière brutale sans tenir compte de rien ». « La sympathie et la solidarité » entre les deux organisations ont été mises à mal, selon elle.
Nouvelles résistances
Les anciens membres de Terra Lliure et ceux qui ont gravité autour élaborent de nouvelles façons de lutter pour l’indépendance, en imposant la non-violence. « Au début du processus indépendantiste, la CUP pouvait avoir un certain nombre de ses militants qui considéraient qu’il fallait mettre en place une stratégie insurrectionnelle, analyse Barbara Loyer. Mais les dirigeants ont opté pour une stratégie qui reste non-violente. » A la CUP, des cours de résistance passive ont été mis en place pour contenir ces « velléités ». « Le 27 septembre, il y a presque eu un coup d’Etat de l’Espagne au sein de la CUP, raconte Blanca Serra. La police a débarqué dans les locaux, une vraie provocation car ils n’avaient même pas de mandat. On a décidé de faire une chaîne avec beaucoup de personnes et ils ne sont pas rentrés. On innove. »
Assis à côté d’elle, Carles Sastre hoche la tête. Désormais secrétaire général de l’Intersindicale-Confederación Sindical Catalana (Intersindicale-CSC, l’Intersyndicale-Confédération syndicale catalane – un syndicat de gauche), il considère qu’il est possible de changer le rapport de force grâce à « un grand mouvement social comme celui d’aujourd’hui ». « Le 8 novembre, on a occupé les gares, les lignes de train. Un jour de plus et le marché central de Paris fermait parce que tous les produits qui viennent d’Afrique passent par la Catalogne. Ce n’est pas de la lutte armée mais ça marche quand même. »
Si l’Europe n’écoute pas le droit, peut-être qu’elle écoutera l’économie – Carles Sastre, secrétaire général de l’Intersindical-CSC
Les militants voient la résistance économique comme une innovation. « La majorité d’entre nous attendaient quelque chose de l’Europe parce qu’elle est démocratique, déclame Carles Sastre. Et ça n’arrive pas. On peut arriver à la conclusion que si l’Europe n’écoute pas le droit, peut-être qu’elle écoutera l’économie. » Blanca et lui se félicitent surtout de l’engagement populaire des habitants « normaux » investis lors des blocages. « Avant, ils ne savaient pas qu’il fallait payer un prix, mais maintenant ils ont réalisé ».
Mikel, un étudiant de 18 ans, croit aussi au pouvoir d’un « blocage économique ». « Les jeunes mais aussi les plus vieux sont fatigués de ça », soupire-t-il en montrant la Place de la Catalogne, plutôt vide ce mercredi 21 février, et deux personnes lancées depuis quelques minutes dans un débat sur l’indépendance. Depuis une vingtaine de jours, il est présent chaque soir au stand de Despertem la Republica (Réveillons la République) pour expliquer aux passants les raisons de la lutte indépendantiste. « Maintenant, ils veulent faire des actions pour montrer au monde que nous sommes forts, estime-t-il. Mais même si des groupes peuvent penser à la violence, ça reste hypothétique à cause de toute la répression de l’Espagne. »

Deux jours plus tard, Sergi est présent sur la place lors du rassemblement de soutien aux figures de l’indépendantisme catalan. Il arbore un tissu sur lequel est écrit « El pueblo catalan no se callara », c’est-à-dire « Le peuple catalan ne se taira pas ». Membre d’Arran, un groupe d’extrême-gauche radicale, il prône le pacifisme. Comme toutes les personnes rencontrées, qu’elles soient militantes ou habitantes, il assure : « Je n’ai jamais vu des indépendantistes être violents et je ne pense pas que des personnes le deviendront ». Le jour du référendum, l’étudiant s’est rendu avec des amis dans les écoles où se tenaient les votes pour « protéger » la population des possibles violences de la police. Le militant, peu familier de Terra Lliure, indique que ses camarades et lui n’étaient pas formés pour faire face aux forces de l’ordre mais qu’ils s’étaient mis d’accord pour ne pas recourir à la violence.
Pour l’heure en Espagne, les vétérans de la lutte armée se sont retirés, sans créer de « Nueva Terra Lliure », et les jeunes, en pleine effervescence politique, ne semblent pas prêts à devenir violents. La Catalogne ne se taira plus, mais a pour l’heure rangé ses armes.
Travail encadré par Fabien Palem, Jean-Baptiste Naudet, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.