Rubans jaunes noué autour du cou, épinglé sur le cœur et portés en guise de boucles d’oreilles, Mercé Relat frétille. Elle se faufile dans la foule pour être devant la scène. Le récital commence à 19 heures, au pied de la cathédrale de Barcelone. Malgré ses 78 printemps, Mercé ne détonne pas dans la cohorte de supporters. À son image, l’audience est mouchetée d’accessoires jaunes – couleur de l’indépendance – et de cheveux gris. Ce soir-là, comme chaque mercredi, une horde de militants offre un récital aux « prisonniers politiques » catalans, les ministres incarcérés pour “sédition” par Madrid. Quatre chants traditionnels, quatre poèmes, une minute de silence et l’hymne catalan. Mercé y participe pour la quinzième semaine consécutive. Tel est le visage de « la rébellion des grands-parents ». Des activistes âgés, engagés pour que leurs petits-enfants connaissent l’indépendance. Car en Catalogne, la lutte est une affaire de familles. Là où les anciens passent le flambeau de l’histoire, les jeunes transmettent la lutte à leurs aïeuls.
Chez les Relat, c’est aussi une forme d’hommage. Au début des années 1940, le père de Mercé, entrepreneur catholique bien rangé, « remarque des bagues d’or et d’argent aux doigts des activistes de la Croix Rouge ». Il s’étonne. Et comprend que le gouvernement républicain corrompt les associations. Il refuse de faire un don, et passe pour un opposant. Quelques mois plus tard, il meurt dans une checa, un centre de torture. Mercé raconte qu’il est devenu indépendantiste juste avant de mourir. Dans les années 1960, la jeune femme, alors vingtenaire, s’engage en repensant à cette histoire. Sous la dictature de Franco, elle rejoint des associations clandestines pro-Catalogne, comme Cristians per socialisme (Chrétiens pour le socialisme). D’abord sans penser clairement à l’indépendance. Puis elle « se radicalise » au fil du temps. Jeune maman, elle emmènera ses filles « à toutes les manifestations ». « Quand j’étais petite, elle nous attrapait fermement les mains et on courait pour échapper aux policiers, se remémore Elisenda, sa fille. Maintenant, je fais la même chose avec mes petites. »
Flashbacks familiaux
Pour Joan et Julia, un couple d’étudiants indépendantistes, la lutte d’aujourd’hui se nourrit aussi des histoires familiales d’hier. Bouclettes noires, lunettes épaisses et piercings discrets aux oreilles, le jeune homme d’une vingtaine d’années en revient à son arrière-grand-père. Habitant d’un village du nord « où tout le monde se connaissait et jasait sur son voisin », l’homme s’est fait accuser de trahison. « Pendant la guerre civile, il ne voulait pas s’engager d’un côté ou de l’autre car il ne voulait pas mourir pour une cause. Résultat : les fascistes voulaient le tuer, et les républicains aussi ! », fulmine Joan. Pas question pour lui d’assimiler cette époque à la période actuelle. Mais quand même. En racontant la nuit du 1ᵉʳ octobre, lorsqu’il a « sécurisé » l’école de son quartier pour organiser le référendum d’indépendance, il parle de « résistance physique » face à la menace d’une intervention policière. Raconte aussi les « visages en sang » de certains électeurs au moment du vote. Ces flashbacks familiaux lui évoquent la répression policière de Franco. Julia tient à montrer les photos de l’événement sur son smartphone. « Maintenant, je ne dis plus à ma grand-mère quand je sors militer, confie-t-elle. Ça la rend trop nerveuse ».
Longtemps silencieuses, « les familles redécouvrent leur passé », commente le politologue Salvador Cardús, par ailleurs sympathisant de la cause indépendantiste. D’après lui, la présence de personnes âgées « donne une force émotionnelle au mouvement ». Elle éveille la compassion des militants. Julia en témoigne d’ailleurs avec insistance. En repensant aux seniors « qui ont fait la queue pendant des heures, parfois en fauteuil roulant » pour voter le jour du référendum d’indépendance, cette petite brune athlétique s’émeut, derrière ses taches de rousseur : « Ce sont les plus courageux car ils ont passé leur vie à se battre. »
Raviver l’utopie
Mouvement inverse, les nouvelles générations inspirent aussi leurs aînés. Les jeunes craignent toujours les fourgons policiers, et connaissent le spectre de Franco. Mais, contrairement à leurs aïeuls, ils « n’ont plus peur ». « En manifestation, ma fille m’a convaincue de rester alors que j’étais effrayée par les policiers, raconte Nuria, quinqua à la crinière flamboyante devant son cappuccino. C’est elle qui m’a appris à ne plus avoir peur ». Elle la décrit comme « la plus investie de la famille ». Le constat n’est pas anodin. Sa sœur emmène son nourrisson de neuf mois en manifestation. L’une des cousines a carrément changé son nom de famille pour gommer son origine espagnole et adopter une orthographe catalane.
Chez Jordi Oliveras, grand brun de 25 ans originaire de la campagne géronaise, même rengaine. Sa grand-mère est devenue indépendantiste « car son environnement l’était », résume-t-il. La plus bouillante de la famille : « tante Sylvia ». À Noël dernier, elle a « quasiment forcé » son frère à prendre le dessert dans le jardin en apprenant qu’il s’était abstenu lors du référendum d’indépendance. Julia se félicite quant à elle de donner corps aux utopies de ses grands-parents : « Nous sommes la première génération pour qui l’indépendance est un horizon tangible », s’enthousiasme la jeune femme. Elle-même avoue vouloir « transmettre la lutte » à ses futurs enfants. À leur manière, les générations coopèrent, et se complètent.
C’est entre le fromage et le dessert que s’affutent les idées de nombreuses familles, qui réapprennent à débattre de politique. Chez Mercé, chez Nuria, chez Joan et chez Julia, les manifs se font avec les enfants. La nuit du 30 septembre, veille du référendum, une division du travail s’opère naturellement dans la famille des deux amoureux : Joan et Julia veillent dans les bureaux de vote, pour les protéger, tandis que les parents dorment « sur un banc, dans la rue », histoire d’être sur le qui-vive dès l’ouverture. C’est dans ce contexte très politique, en pleine panique policière, que les deux belles-familles font connaissance pour la première fois.
« Tu goûtes aux plats de ta grand-mère et tu tombes amoureux de ce pays »
Tous les indépendantistes ne sont pas issus de familles d’activistes. Tous ne copient pas les convictions politiques de leurs parents – souvent tues par ailleurs. Mais l’héritage de la langue, transmise de génération en génération, créé le même attachement aux racines catalanes. Et se transforme en combat politique, sauce catalaniste. Longtemps interdit sous la dictature, le catalan reste pratiqué en arrière plan, dans les chaumières. « À 16 ans, j’ai réalisé qu’on m’empêchait d’être, tout simplement » lâche à ce sujet Montse Giral, retraitée ultra-dynamique. Lorsqu’elle était enfant, ses parents ne parlaient pas politique, encore moins indépendance. Mais ils parlaient catalan. À 68 ans, elle fait partie de la génération d’indépendantistes élevée sous le franquisme, et politisée par sentiment d’oppression. « J’achetais des livres en France, raconte cette femme pétillante, aujourd’hui scotchée à son iPhone orange fluo. Pour passer la frontière, je les cachais dans des pains de campagne. » D’abord engagée pour défendre sa culture, elle devient institutrice dans la première école publique qui enseigne en catalan, après la mort de Franco. Elle ne devient indépendantiste qu’en 2010, lorsque le gouvernement de Madrid revoit l’autonomie de la Catalogne à la baisse. Sans chercher à convaincre ses filles. L’une d’elles, « dans le commerce », préfère d’ailleurs le statut actuel à l’indépendance. Mais « Iaia », la grand-mère, 102 ans, a quant à elle voté “Oui”.
Jordi, spécialiste des blagues sur Twitter, où il est suivi par 16 000 internautes, se moque aussi de la suprématie du castillan, l’espagnol LV2 des collégiens français. Lui n’a découvert cette langue « qu’en entrant à l’université ». Il ne connaissait que le catalan avant de quitter son village pour étudier. Interrogé sur l’origine de son sentiment catalan, il devient gastronome, et énumère ses plats traditionnels préférés. Le pan con tomate, le fuet – une sorte de saucisson – l’escudella – une soupe de viande… « Tu goûtes aux plats de ta grand-mère et tu tombes amoureux de ce pays », s’enflamme le jeune imprimeur.
Le sentiment catalan se transmet « de manière routinière », développe Xavier Vila, professeur de linguistique catalane. « Ça n’est pas un processus conscient, abonde son confrère Salvador Cardús. Comme n’importe où, les gens ne connaissent pas bien l’histoire de leur pays. » La mémoire du passé se nourrit bien plus des repères de tous les jours (comme la langue, la nourriture, les loisirs) que de discours pro-Catalogne. « Il ne s’agit pas de folklore ! » prévient Nuria. Impossible d’en douter, lorsque Joan et Julia racontent avec tant d’entrain qu’ils adorent participer aux corefox, des… « défilés traditionnels de diables enflammés qui courent la ville ». Lorsque la mère centenaire de Mercé entonne un chant catalan à la fin du repas dominical. Ou lorsque l’on apprend que c’est au son de l’hymne catalan que la petite-fille de Mercé, cinq ans à peine, berce ses poupées le soir, avant de les coucher.