[youtube url=“https://www.youtube.com/watch?v=t‑rOgHUgMYo” autoplay=“yes” class=“danse sardane barcelona culture ”]
Les hommes sont déguisés en Zorro, les femmes en gitane moderne : une jupe bariolée, un tablier doré noué à la taille et un châle bleu turquoise sur les épaules. Sur la place de la cathédrale à Barcelone – bondée en cette matinée dominicale – la troupe costumée attire l’attention des passants. Devant l’édifice religieux, un orchestre a pris place. Tandis que le son du flabiol (petite flûte locale) retentit, une ronde humaine se forme mécaniquement. On entasse les effets personnels au centre du cercle, le bal peut commencer. « La sardane se danse les mains unies, pour que nous formions un groupe. » Maria Céleste, 65 ans, a pris goût à cette tradition catalane lorsqu’elle était enfant. « Au début c’était cantonné à la maison, puis quand Franco est mort, on a pu en faire dans la rue. » Quarante plus tard, l’activité n’est plus synonyme de résistance civile, elle s’est banalisée. Quelques pas croisés en avant puis en arrière, les bras tantôt levés, tantôt baissés : la chorégraphie paraît élémentaire. L’âge élevé des participants le justifie.
Tradition démocratique
Traditionnellement, la sardane a toujours été rythmée par des idées politiques. Elle est apparue au XIXème siècle dans la région de l’Empordà, entre Gérone et Perpignan. Alors signe de modernité, cette danse était appréciée des hommes jeunes, issus des classes populaires et rurales. « Ils s’opposaient aux puissants et aux aristocrates. Elle provoquait déjà une tension », assure Joaquim Rabaseda, chef du département musicologie de l’ESMUC (Ecole supérieure de musique de Catalogne).
Cette danse régionale a fait son chemin jusqu’à Barcelone, en même temps que les premières revendications indépendantistes : « Au tout début du XXe siècle, un ensemble d’intellectuels – musiciens, poètes, philosophes – a commencé à revendiquer un nouveau statut politique. Sur cette base, s’est créée la Ligue Régionaliste. » Le parti indépendantiste utilise alors les spécificités catalanes pour asseoir son idéologie, « la sardane s’est ainsi transformée en une danse identitaire », souligne Joaquim Rabaseda.
La recrudescence du nationalisme durant les deux dictatures espagnoles, celle de Primo de Rivera (1923−1930) puis celle de Franco (1939−1977), jette l’opprobre sur les traditions régionales, y compris les plus festives. « Sous Primo de Rivera, l’Etat espagnol a attaqué les partis catalanistes, des locaux de sardanistes ont été fermés, certains airs emblématiques interdits », raconte Jaume Nonell, spécialiste de la sardane. « Dans son histoire, plus elle est réprimée, plus son poids symbolique s’accroît. » Dans les années 30, à l’arrivée du parti républicain on lui attribue le statut de « danse nationale de Catalogne ».
Mémoire d’une génération
La génération née à cette époque n’a jamais cessé de s’adonner à la sardane. Octogénaires et septuagénaires y voient aujourd’hui une occasion de maintenir le tissu social. L’âge altérant les capacités physiques, les plus frêles se contentent de regarder le spectacle, au même titre que les touristes. L’activité est jugée ringarde par beaucoup de jeunes Catalans qui y préfèrent souvent les castellers, les fameux châteaux humains. Pourtant la sardane ne disparaît pas, elle trouve chaque année de nouveaux adeptes. « Les gens de 50–60 ans intègrent peu à peu cet univers : ils ont plus de temps, physiquement l’activité correspond bien à leur profil et c’est un moyen de faire des rencontres pour les célibataires. » La convivialité est incontestable, les danseurs se lancent systématiquement dans des discussions enjouées entre deux musiques.
Pour les néophytes, la Casa dels Entremesos, un centre culturel non loin de la cathédrale, propose chaque samedi des leçons. Elles sont dispensées par Victor et Corisol, 79 ans tous les deux. Le mari se charge de la musique, l’épouse de la chorégraphie. Le cours est prévu à midi « mais on ne commence jamais à l’heure, prévient d’emblée Victor. On ne sait pas non plus qui on attend, la participation est libre et aucune régularité n’est exigée. » Les élèves arrivent au compte-gouttes. Ils revêtent une tenue de ville et des chaussures confortables. Chacun prend soin d’accoler un badge nominatif sur son col, pour être clairement identifié. Durant le cours, les visages sont crispés, occupés à compter méticuleusement les pas. Corisol n’est pas commode, elle corrige sèchement les maladresses. Chaque détail compte. Mais cette classe est avant tout une façon de se réunir. Victor aime la sardane pour sa philosophie : « C’est ouvert à tout le monde, peu importe l’âge ou la classe sociale. L’esprit est démocratique et chacun doit se respecter. »
Danseurs compétiteurs
L’activité ne séduit pas seulement le troisième âge. Il existe des amateurs parmi les catégories actives de la population. Une soixantaine de compétitions de collas, littéralement des rondes de danseurs, se tiennent tous les ans. « Des adeptes se réunissent pour former un ensemble de niveau professionnel, sauf qu’ils ne sont pas payés. Il y a une très forte concurrence », explique Joaquim Rucabado, le président de la Confédération sardaniste de Catalogne. Cette entité régit tout ce qui touche de près ou de loin à l’activité. Il estime que 200 000 à 300 000 personnes pratiquent la sardane en Catalogne.
[youtube url=“https://www.youtube.com/watch?v=n1RQRDTubj4” autoplay=“no” class=“danse sardane barcelona culture ”]
Plus physiques que de simples bals, les championnats accueillent des participants plus jeunes (adultes, adolescents et même enfants). Mare Nostrum, est la colla championne de Catalogne en 2017 en programme libre. En période de compétition, le groupe se réunit jusqu’à quatre fois par semaine, pendant deux heures. On s’exerce en tenue de sport : shorts en licra et t‑shirt assortis, agrémentés de vigatanes, des espadrilles à lacets.
La majeure partie de l’entraînement ne se fait pas en ronde mais en petits groupes orientés dans la même direction, une main sur l’épaule de la personne devant, et le regard rivé sur les pieds : il faut s’assurer d’être coordonnés à la perfection. Ces sardanistes aguerris ont entre 17 et 48 ans. Les chorégraphies sont physiques : le rythme cardiaque se précipite à force de sautiller pendant sept à huit minutes. « On a souvent tendance à penser que c’est pour les vieux, je n’ai pas du tout ce sentiment », plaisante Juan, 25 ans, en sueur.
Ester Cibran dirige la colla, dans le jargon c’est une capdancer. Cette femme de 45 ans aux cheveux courts a appris à danser la sardane lorsqu’elle avait deux ans. Elle a rejoint sa première colla à quatre. « J’aime la compétition, et surtout j’aime gagner ». A l’instar des amateurs de bals dominicaux, elle refuse de corréler sa pratique à la politique. Elle a pourtant voté en faveur de l’indépendance, lors du référendum du 1er octobre 2017 (interdit par le gouvernement espagnol).
Ambassadrice de la Catalogne
Les emblèmes catalans sont omniprésents dans la sardane : la senyara (le drapeau catalan) flotte à côté de l’orchestre, lui-même est composé majoritairement d’instruments locaux, la langue catalane est la seule utilisée – sur les brochures, en cours et lors des compétitions – , les espadrilles sont fabriquées dans la région… Chaque danseur baigne ainsi dans la culture de « son pays », qu’il soit indépendantiste ou non.
« Les sardanistes dansent avant tout parce qu’ils aiment cela, mais il est certain que la danse est associée à une idéologie politique. Je pense que la majorité est en faveur de l’indépendance, la Confédération en tout cas se positionne clairement », considère Joaquim Rabaseda, chef du département musicologie de l’ESMUC. De grands rubans jaunes ornent effectivement la façade du siège de l’organisation. A l’intérieur, le drapeau catalan accueille les visiteurs. Le président porte l’écharpe jaune, signe distinctif des indépendantistes. Joaquim Rucabado refuse pourtant d’être catégorique : « Je dirais que la plupart de ceux qui pratiquent la sardane sont indépendantistes mais sincèrement il y a de tout ! » En tant que tradition locale, elle attire naturellement un public attaché à l’identité catalane. Aucun Barcelonais n’accepte cependant de lier formellement sardane et indépendance.
L’activité vit principalement de dotations publiques. Ainsi, les subventions accordées par la Generalitat (le gouvernement de Catalogne), les députations provinciales (administrations régionales) et les mairies sont capitales. Depuis l’activation, le 21 octobre dernier, de l’article 155 de la Constitution, Madrid exerce un contrôle total des finances de la région. Pour l’instant, les crédits de la Confédération sardaniste de Catalogne n’ont pas été réduits : « Le budget qui nous est accordé porte sur un exercice de trois ans et nous entamons la dernière année, détaille Joaquim Rucabado. On espère que ça continuera en 2019. »
Quoi qu’il en soit, les danseurs les plus zélés pourront toujours trouver refuge de l’autre côté des Pyrénées. Dans la Catalogne Nord, la partie française de la région (correspondant au département des Pyrénées-Orientales), la sardane est également réputée. Si la Confédération ne dispose d’aucune autorité légale à l’étranger, elle collabore étroitement avec la Fédération Sardaniste du Roussillon. Dans son catalogue, elle référence les trois collas et les six coblas installées dans l’Hexagone. Chaque année, une capitale de la sardane est désignée, « pour qu’on ait plus de visibilité », précise Joaquim Rucabado. Figueras a été choisie pour 2018. L’année suivante ce sera au tour de Perpignan.
[box title=“Petit lexique du sardaniste” box_color=”#f53f3C” title_color=“#33333” radius=“16”]Colla : ronde de danseurs
Cobla : orchestre catalan qui accompagne chaque danse
Vigatanes : espadrilles à lacets, portées surtout lors des concours
Flabiol : petite flûte locale à bec, parfois agrémentée d’un tambourin
Capdancer : celui qui dirige une colla
Senyara : le drapeau catalan [/box]
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.