« Quand les éditeurs étrangers pensent édition en espagnol et en catalan, ils savent qu’il faut regarder vers Barcelone ». Attablé au café de la librairie “Laie”, le Café de Flore barcelonais, Àlex Susanna, écrivain et ancien directeur de l’Institut Ramon Llull, organisme chargé de promouvoir la culture catalane à l’international, confirme les chiffres de la Fédération des syndicats des éditeurs espagnols.
En 2017, sur 87 000 titres publiés en Espagne, 35 % (30 000) ont été édités en Catalogne. La capitale, Madrid, est reléguée à la deuxième place, avec 30 % de la production nationale.
Mais surprise : la Catalogne ne publie qu’un livre sur quatre dans sa langue officielle. Lunettes rouges posées sur le nez, Montsé Ayats, l’énergique présidente de l’Associació d’Editors en Llengua Catalana (AELLC, Association des Éditeurs en langue catalane), précise que, « sur sept millions de Catalans, seuls 27 % lisent dans cette langue. »
Sur sept millions de Catalans, seuls 27 % lisent dans cette langue – Montsé Ayats, présidente de l’AELLC
Ce désaveu des ouvrages en catalan est difficile à accepter pour les éditeurs dans cette langue. Ceux-ci se mobilisent pour atteindre un objectif clair : diversifier leurs publications pour permettre aux Catalans de lire le plus possible en catalan, et de délaisser du même coup les livres en espagnol.
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« Lisez des livres en catalan ! » – Joan Sala, directeur de la maison d’édition Comanegra
C’est le cas de Jordi Raventós. Il est le fondateur d’Adesiara, qui publie les classiques de la littérature en catalan. Dans ses mains, il tient ce qui sera peut-être sa prochaine traduction : un essai de Paul Valéry, Tel Quel. Pour cet éditeur, comme pour certains de ses collègues, publier en catalan est une évidence mais aussi une revendication politique, « un acte de résistance ».
Peu importe la dure réalité du marché, explique Jordi Raventós : « Un ouvrage en catalan qui se vend à 1 000 exemplaires se vendrait à 4 000, 5 000 exemplaires en castillan. Je sais que Bérénice de Racine marchera peu, mais il est indispensable de le rendre accessible en catalan aux lecteurs ».
Dans son bureau de l’Université autonome de Barcelone, où sont affichés emplois du temps et tracts réclamant la libération des prisonniers politiques, Fransesc Foguet, professeur de philologie, explique que les éditeurs cherchent à « donner un nouveau souffle » à une littérature catalane dominée par le castillan.
Depuis une dizaine d’années, de nombreuses maisons indépendantes, comme Adesiara, ont vu le jour dans la région barcelonaise. Leur but : élargir l’offre d’ouvrages en catalan et tenter de gagner du terrain face au castillan. Exemple avec la maison d’édition Males Herbes, créée en 2012, qui publie du fantastique et de la science-fiction. Jusque-là, les lecteurs avaient pour seule possibilité de lire ces ouvrages en espagnol.
Le boom de l’édition en catalan
Ce dynamisme éditorial en catalan, Abel Cutillas en témoigne. Ce quadragénaire à la barbe grisonnante co-dirige la librairie “Calders”, dans le quartier Sant Antoni. Il observe depuis une dizaine d’années « une effervescence littéraire en Catalogne, portée par une génération d’écrivains, d’éditeurs, de libraires et de lecteurs désireux de faire connaître de nouveaux auteurs » et de nouvelles thématiques.
Chez les professionnels du livre, finie l’obsession d’il y a 20 ou 30 ans pour les best sellers publiés en castillan, assurés de rapporter gros : les éditeurs diversifient leur offre, garnissent les librairies d’ouvrages en catalan, quitte à ne vendre que quelques centaines d’exemplaires.
Si l’offre en fiction est « plurielle, très diversifiée », Montsé Ayats, présidente de l’AELLC, souligne que certains phénomènes manquent à l’appel : « C’est le cas des livres de Youtubers ou de pop culture ». Les droits de ces ouvrages au succès démesuré se négocient à prix d’or : un effort bien trop conséquent pour l’édition catalane. À son grand dam, ces publications demeurent le monopole des éditeurs en castillan.
L’internationalisation des ouvrages en catalan
Les éditeurs catalans tentent de concurrencer les ouvrages espagnols sur un autre terrain : celui de la traduction de titres étrangers. En librairie, versions castillane et catalane sont souvent présentées l’une à côté de l’autre. Tout un symbole.
La présidente de l’AELLC, Montsé Ayats, explique que des accords ont été conclus entre éditeurs pour mettre les deux traductions sur un pied d’égalité : « Il y a quelques années, le prix des livres étrangers traduits en catalan était plus élevé qu’en castillan : le lecteur achetait la version moins coûteuse. Désormais, les deux versions sortent le même jour et au même prix ».
Cette appétence pour les ouvrages étrangers mobilise aussi les grandes maisons. Chez Anagrama, maison bilingue qui publie Michel Houellebecq ou Amélie Nothomb, Isabel Obiols, éditrice des livres en catalan, estime que 60 à 90 % de sa collection sont des traductions.
300 000 euros par an du gouvernement régional
Pour enrichir l’offre d’ouvrages en catalan, le gouvernement régional soutient les projets de traduction à hauteur de 300 000 euros annuels. C’est le signe d’une volonté institutionnelle de concurrencer les traductions castillanes, autrefois seule possibilité pour le public catalan de lire le dernier best seller ou de grands classiques étrangers.
Pour obtenir cette aide, l’éditeur doit prouver l’intérêt du livre pour le marché catalan : « Environ la moitié des dix à quatorze titres annuels d’Adesiara sont subventionnés, détaille Jordi Raventós. Nous touchons 800 à 1 500 euros de subvention pour un projet de 5 000 euros. C’est mieux que rien. »
Joan Sala salue cette initiative gouvernementale. Il est le directeur de Comanegra, maison d’édition indépendante installée dans une ancienne usine de poupées de porcelaine : « Quand une maison acquiert une œuvre étrangère, elle tend à se tourner vers le marché castillan, où les frais de traduction seront plus vite amortis que sur le marché catalan. Les subventions évitent ce dilemme et incitent à traduire davantage en catalan. »
Le bilinguisme des éditeurs catalans
Malgré ce soutien institutionnel, la domination de l’espagnol demeure nettement : chez Anagrama, Soumission de Michel Houellebecq s’est vendu à 60 000 exemplaires en espagnol contre seulement 5 000 en catalan.
La raison tient au marché. Le marché hispanophone, entre l’Espagne et l’Amérique latine, représente 100 millions de lecteurs. Le marché du livre catalan ne concerne que 7 millions de locuteurs : moins d’un tiers lisent en catalan alors que 71 % d’entre eux lisent en castillan. Difficile dans ce contexte de s’y retrouver financièrement pour les maisons d’édition en langue catalane.
Ces dernières en sont conscientes et font preuve de pragmatisme. Nombreux sont les éditeurs à publier une partie de leurs ouvrages en castillan, y compris les plus ardents défenseurs de la langue catalane, comme Joan Sala.
Pour ne pas se couper du marché hispanophone, 30 % des ouvrages de Comanegra sont publiés en espagnol : « Notre plus grand succès en castillan est la traduction d’un roman japonais, La ley del espero, qui s’est écoulé à 140 000 exemplaires. À l’inverse, notre meilleure vente en catalan atteint 14 000 exemplaires, avec Barcelona pam a pam, un livre consacré à l’histoire de Barcelone », explique Joan Sala. Soit une proportion dix fois inférieure.
Pourtant, Joan Sala nie le fait que publier en catalan soit risqué. Pour lui, cibler un public restreint n’est pas synonyme de défaillance. Il prend pour modèle le marché du livre islandais, très actif à l’étranger « mais qui ne représente que 300 000 lecteurs potentiels » au niveau national.
Une exportation des œuvres complexe
Mais, contrairement à la littérature islandaise, en état de grâce depuis le début des années 2010, l’édition catalane peine à exporter ses titres. Un préjudice de taille pour ce marché régional qui se rêve international. L’auteur Jaume Cabré, vedette de la littérature catalane, traduit dans près de 25 langues, fait figure d’exception.
Montsé Ayats justifie la réticence des maisons étrangères par la rareté de la langue catalane : « Les éditeurs ne parlent pas catalan et doivent faire traduire une partie de l’œuvre pour comprendre le texte ». Un coût important pour l’éditeur français ou anglais, qui n’est alors pas certain d’acheter les droits du titre.
Pour inciter les éditeurs étrangers parfois frileux à publier des œuvres catalanes, l’Institut Ramon Llull finance en partie les traductions de livres catalans à l’international. Des commissions indépendantes déterminent le montant de l’aide notamment selon l’importance de l’œuvre et la qualité de la traduction. Entre 2002 et 2013, l’Institut a financé plus de 800 traductions, pour un total de 2,5 millions d’euros.
Pour poursuivre ce phénomène jugé encourageant, les éditeurs catalans se démènent pour être conviés aux salons internationaux – à Paris, Québec ou encore Göteborg.
Mais le point d’orgue de cette ouverture internationale est intervenu en 2007 : la Catalogne fut invitée d’honneur de la principale foire d’éditeurs du monde, à Francfort. Cette année-là, 145 titres catalans ont été traduits à l’étranger, un record. « Il y a un avant et un après Francfort : depuis 2007, 100 à 125 titres catalans sont traduits chaque année », glisse Àlex Susanna avec une pointe de fierté – en tant que directeur de l’Institut Ramon Llull, il avait œuvré pour obtenir cette invitation.
Et quand les Catalans ne vont pas à l’étranger, c’est l’édition internationale qui vient à Barcelone. Joan Sala, de Comanegra, est aussi président de La Setmana del Llibre en Català (La Semaine du Livre en catalan). Il se félicite de la présence d’une vingtaine d’éditeurs étrangers à l’édition 2017.
Ces marques d’intérêt font dire à Àlex Susanna que « le catalan appartient désormais à la première division des littératures européennes, pour faire une comparaison footballistique ». Il souhaite désormais la reconnaissance à sa juste valeur de « cette littérature nationale dépourvue d’un État ». Toutefois, l’édition catalane semble encore loin de s’imposer face à l’écrasant marché castillan – le statut régional de sa langue l’handicape pour jouer sur un pied d’égalité avec l’espagnol.
Fransesc Foguet, professeur de philologie, souhaite que la littérature catalane ne soit plus considérée comme « exotique ». Un adjectif qui laisse entendre les nombreux défis qui attendent le monde du livre en catalan.
Travail encadré par Alain Salles, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.