Levez les yeux. L’estelada, le drapeau indépendantiste catalan, flotte triomphalement au dessus de la façade. Entrez, tournez la tête. Sur les murs, des affiches frappées de slogans militants en lettres capitales se chevauchent. Approchez-vous. Partout, des petits rubans jaune jonquille. Ils symbolisent l’indignation face à l’emprisonnement de leaders catalanistes.
Mais ne vous méprenez pas. Il ne s’agit pas du siège du Partit Demòcrata Europeu Català (PDeCAT, Parti démocrate européen catalan). Vous êtes au coeur de la rédaction d’El Punt – Avui, un journal catalan basé à Gérone, à 100 kilomètres au nord de Barcelone. Le troisième quotidien de la région, qui rassemble chaque jour environ 20 000 lecteurs. Ici, tout trahit l’attachement aux idées de celui qui y était vingt ans plus tôt, le rédacteur en chef : Carles Puigdemont.
À l’image du désormais ex-président de la Generalitat de Catalogne, El Punt-Avui entretient sans complexe une confusion évidente entre journalisme et politique. Carles Puigdemont incarne pleinement ce mélange des genres, courant en Espagne. Sans cesse inspiré par son désir de faire de la Catalogne un pays à part entière, le leader indépendantiste s’est adonné pendant toute sa carrière journalistique à un numéro d’équilibriste permanent. En s’offrant aux urnes, le funambule s’est précipité dans le vide. Dans sa chute, son expérience et son réseau de journaliste l’ont retenu, comme un solide filet.
Le journalisme comme vocation
« Le journalisme a toujours été sa première vocation. » Miquel Riera, 57 ans, est le directeur de la rubrique Culture de l’édition nationale d’El Punt-Avui. Il travaille déjà au journal depuis trois ans lorsque Carles Puigdemont intègre l’équipe en 1982. Âgés d’à peine 18 ans, ils occupent des postes de correspondants locaux. Lui à Torroella de Montgri, et Carles Puigdemont à Amer, sa ville natale, deux localités de la province catalane de Gérone. « C’est quelqu’un qui aime profondément les langues, se souvient son ancien collègue. Il était animé par la recherche du mot juste. »
Miquel Riera parle d’une voix rauque et calme, empreinte d’une certaine mélancolie. Il a l’air sage dans son pull en laine bleu marine, le regard dissimulé par d’épais verres rectangulaires. Seuls ses doigts manipulant frénétiquement son stylo Montblanc trahissent une certaine anxiété. Un autre de ses anciens collègues journalistes, qui souhaite garder son identité secrète pour ne pas desservir sa couverture de la politique catalane – nous l’appellerons Tom -, témoigne : « Carles était un journaliste doué pour trouver de bons sujets, c’était instinctif. » Sans chercher à dissimuler son aigreur, il affirme : « Son problème, c’est qu’il restait focalisé sur la Catalogne. Entre deux sujets, il choisissait toujours celui qui mettait le plus en valeur sa région. »
De la confusion entre journalisme et engagement politique
La carrière journalistique de Carles Puigdemont se construit autour d’une obsession : la Catalogne. À l’université de Gérone, où il suit des cours en parallèle de son poste de correspondant, il ne se dirige ni vers le journalisme, ni vers les sciences politiques mais vers la philologie catalane*. Il dévore les auteurs classiques catalans, surtout ceux issus de la Renaissance. « Dans les années 1990, personne ne s’intéressait à la Catalogne, encore moins à son indépendance, Carles était une exception, confie son ami et biographe Carles Porta. Il a toujours été profondément convaincu que la Catalogne était une nation, avec une langue, une culture et une histoire propres, et qu’elle était arrivée accidentellement en Espagne. »
« Il était journaliste un peu comme il est politicien, rapporte Miquel Riera. Avec beaucoup de persévérance et le besoin viscéral de devoir tout contrôler ». En juin 1992, Barcelone s’apprête à accueillir les Jeux olympiques d’été, les premiers organisés par l’Espagne. Une quarantaine d’indépendantistes catalans sont incarcérés. « Une décision arbitraire », pour Miquel Riera. Ils font partie de l’organisation armée Terra Lliure. À quelques jours de l’arrivée des premiers athlètes, les policiers craignent un attentat. « Carles n’a pas supporté ce qu’il considérait comme une persécution politique, insiste le journaliste. Il a organisé un concert pour militer en leur faveur. »
Pour Tom, le rapport de Carles Puigdemont à la Catalogne est « quasi religieux ». Même dans une Espagne où les journalistes sont plus politisés qu’en France, son engagement en faveur de l’indépendance met à mal l’objectivité requise par son métier. Cette ambiguïté commence à contrarier sa carrière à El Punt. Alors qu’il est devenu le rédacteur en chef du quotidien, la direction refuse de l’augmenter. « Il était vraiment trop indépendantiste, souffle Carles Porta. Quim Nadal, le maire socialiste de Gérone, a encouragé son licenciement ». Il finit par quitter le journal en 1994 et entreprend un voyage en forme d’évangélisation en Europe. L’objectif ? Faire découvrir la Catalogne et sa culture au reste du Vieux Continent. Il rencontre des journalistes et se constitue une collection d’articles. L’ignorance européenne devient le titre du récit de son expédition, Cata… què?, en français « Cata… quoi ? ».
« Le plus catalaniste des journalistes »
« Le plus catalaniste des journalistes », d’après les mots de Carles Porta, poursuit son dessein : utiliser la puissance des médias pour soutenir l’idée d’une Catalogne indépendante. Doué d’importantes connaissances en informatique, il créé une agence de presse catalane. Depuis 1999, L’ACN (Agència Catalana de Notícies) produit et diffuse des informations liées à la Catalogne depuis Barcelone mais aussi Madrid, Londres et Bruxelles. Quelques années plus tard, en 2004, il met en place un média dédié à la Catalogne en anglais, Catalonia Today, où il travaillera avec son épouse, la journaliste roumaine Marcela Topor. « Carles Puigdemont est un missionnaire pour la Catalogne, souligne Tom. Il voulait que le monde entier comprenne que sa région était à part ».
Tom se met subitement à parler à voix basse lorsqu’il décrit le rituel auquel cédait quotidiennement son ancien collègue. Dans sa voiture, Carles Puigdemont écoute Radio Cope, une station espagnole généraliste classée comme conservatrice et anti-indépendantiste. Pour Tom, « c’était un moyen d’amplifier sa fureur, et d’arriver à la rédaction en colère contre ses opposants politiques, prêt à en découdre sur le papier ». Miquel Riera affirme de son côté que « Carles respectait l’objectivité requise par son métier. Ses idées étaient connues de ses lecteurs mais il les réservait uniquement à ses éditos ».
Un journaliste dans l’arène politique
Les idées du journaliste engagé et sa franchise attisent les convoitises. À la veille des élections législatives anticipées de 2006 le parti Convergence démocratique de Catalogne (CDC, centre-droit, devenu depuis le PDeCAT) et l’Union démocratique de la Catalogne, rassemblés dans une fédération, lui proposent d’intégrer leur liste. Carles Puigdemont accepte. « Il était persuadé que le journalisme pouvait changer la vie des gens, c’est pour ça qu’il aimait ce métier, raconte Carles Porta, mais il savait que la politique lui permettrait d’aller plus loin ». Il quitte Catalonia Today et est élu député du Parlement de Catalogne pour Gérone.
Son statut de journaliste n’est pas un obstacle. Les Espagnols sont habitués à ce genre de reconversion. « Contrairement à d’autres politiques espagnols, il n’est motivé ni par le pouvoir, ni par l’argent, ajoute Tom. Seule la Catalogne l’intéresse. » Après une première défaite face aux socialistes en 2007, il parvient finalement à remporter la mairie de Gérone en 2011 avant d’être réélu en 2015. « Il a toujours dit qu’après 8 ans de mandat à la mairie, il retournerait dans une rédaction, se souvient avec malice Carles Porta, il n’avait pas prévu la suite des évènements ».
La nomination de Carles Puigdemont à la présidence de la Generalitat de Catalogne en janvier 2016 intervient à la surprise générale. Les résultats des élections anticipées de septembre 2015 viennent de mettre en péril la reconduction pour un troisième mandat d’Artur Más, leader du CDC. L’opposition virulente des députés de la Candidature d’unité populaire (CUP, gauche radicale, indépendantiste) entrave la formation d’un gouvernement. Il annonce finalement le retrait de sa candidature en faveur de Carles Puigdemont. Sur WhatsApp, les messages de stupéfaction des journalistes affluent. « On n’en revenait pas, raconte Tom, on n’arrêtait pas de s’envoyer “tu ne devineras jamais qui est le nouveau président de la Generalitat !” ».
« Puigdemont était chez lui, à Gérone, avec ses filles et sa femme, lorsqu’Artur Más l’a appelé pour lui annoncer la nouvelle », raconte Joan Maria Piqué, son attaché de presse. Une épaisse mèche brune « puigdemonienne » supplante ses lunettes aviateur en métal. Sur sa veste en laine bleue, le petit ruban jaune évocateur. « Carles Puigdemont était inquiet de la situation politique catalane, explique t‑il. Il a accepté ce rôle comme un devoir. »
Des discours maîtrisés
« Le président Puigdemont s’intéresse aux gens, se met à leur place, assure Alistaire Spearing. C’est à la fois une qualité de journaliste et d’homme politique. » À 30 ans, il est le responsable de la stratégie politique européenne du mouvement jeunesse du PDeCAT. Visage rond et débonnaire, cheveux châtain clair en épis, il souligne « la capacité du Président Puigdemont à communiquer un message avec un impact ». Une tasse de thé fumant entre les mains, il explique que « Carles Puigdemont a très vite compris la nécessité de créer des liens avec ses électeurs, c’est d’ailleurs pour ça qu’il est très connecté sur les réseaux sociaux ! » Passionné de nouvelles technologies, il est l’un des premiers politiques à investir Twitter. « Son compte a dix ans ! s’exclame t‑il. Il y était avant tout le monde. »
Menacé d’emprisonnement pour avoir proclamé l’indépendance de la Catalogne, Carles Puigdemont s’est réfugié à Bruxelles depuis le 30 octobre dernier. « Si Carles se rend à la justice espagnole et qu’il est mis en prison, il risque d’être oublié par le reste du monde, argumente Joan-Maria Piqué. À Bruxelles, il est libre de parler et peut continuer son combat. » À deux pas de la Commission européenne, il mobilise pleinement ses compétences journalistiques et linguistiques au service de sa cause politique. Parfaitement francophone et anglophone, il s’exprime face aux journalistes internationaux dans leur langue. « Sa maîtrise des langues donne une autre dimension à son discours », commente Miquel Riera. Tom est catégorique : « Il connaît les attentes des journalistes, il sait comment attirer leur attention, comme quand il a proposé de présider la Catalogne… par Skype ».
Exilé loin de la région qui a guidé ses deux carrières, Carles Puigdemont refuse aujourd’hui toutes les interviews. Carles Porta affirme s’entretenir régulièrement avec son ami : « Il lit beaucoup, des journaux et des recueils de poésies aussi. » Parce que c’est sa « première vocation », il est convaincu qu’une fois l’indépendance acquise, « Carles Puigdemont reviendra au journalisme ».
*philologie : Étude critique d’une langue à travers des documents écrits
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.