Des dizaines de corps forment un cercle resserré. Bras tendus vers le ciel, regards attentifs. La colonne humaine grandit. Les voltigeurs montent un à un, concentrés, sur les épaules de leurs coéquipiers. Les paroles s’interrompent. Pendant plusieurs secondes, chacun tient sa position, attendant le signal. Puis, comme un château de cartes au ralenti, la colonne s’affaisse. Le silence se rompt. Dans le gymnase de Sants, quartier populaire de Barcelone, des centaines d’enfants, adolescents et adultes reprennent leurs discussions animées et leurs accolades. Deux fois par semaine, ils se réunissent pour s’entraîner à monter le plus haut des Castellers, d’impressionnants châteaux humains qui ponctuent les traditionnelles manifestations catalanes. Certains soirs, ils sont jusqu’à 400 participants, regroupés dans le gymnase vert prêté par une école du quartier.
« Les collas (groupes de Castells) sont uniques dans le monde, assure Alba, 30 ans, qui a commencé ce sport petite, dans son village d’enfance. Ce sont des espaces de partage entre toutes les générations. » Ici, on croise autant des enfants de six ans que des pères de famille d’une cinquantaine d’années. « L’activité en elle-même véhicule des valeurs catalanes importantes. Tu sais que, même si ta position n’est pas visible sur l’image finale de la pyramide, ton rôle est tout aussi important pour le collectif, souffle-t-elle. Nous avons grandi avec ce type de valeurs, et je pense que c’est essentiel pour un enfant ». Alba jette un coup d’oeil vers le Castellers qui, devant elle, grandit sous les instructions du cap de colla. « C’est à moi de monter ! » Elle s’élance. Ses pieds agiles escaladent la pyramide de corps. Elle s’élève. Bientôt, sa chemise orange apparaît au milieu du château humain. Tout en haut, à sept mètres au dessus du sol, se trouvent généralement les enfants, parfois à peine âgés de huit ans, une main élevée vers le ciel.
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Concours de Castells à Tarragone, ville de l’équipe qui remporte régulièrement le trophée. © La Xarxa de Comunicació Local
Les Castellers de Sants font partie des nombreuses associations qui parsèment le territoire catalan. « L’associationnisme y est dix fois plus important que dans le reste de l’Espagne », selon Fabrice Corrons, chercheur spécialisé dans la culture catalane. Ce fort tissu social puise ses racines dans une identité collaborative héritée du Moyen-Âge. Il est renforcé dès le XIXème siècle par les populations ouvrières venues d’autres régions de la Catalogne et par le fort corporatisme qu’elles développent.
Aujourd’hui, l’associationnisme est devenu un réflexe et il est très habituel pour les Catalans de donner de leur temps à une initiative locale sitôt leur journée de travail terminée. Une force de mobilisation si efficace que les associations sont devenues essentielles pour le mouvement indépendantiste qui secoue la région. Leader de la deuxième plus grosse association de Catalogne, Assemblea nacional catalana (ANC, Assemblée nationale catalane), Jordi Sanchez a d’ailleurs été nommé par Carles Puigdemont pour lui succéder à la tête de la formation politique Junts per Catalunya (JxCat, Ensemble pour la Catalogne). Cet ex-président associatif est pourtant en détention depuis octobre, accusé de sédition et rébellion.
Un réseau de solidarité émaille la Catalogne, avec des passerelles informelles mais solides entre toutes les associations. « J’ai connu les Castellers de Sants parce que je participais déjà à une autre association », explique Nuria. Une activité toute aussi spectaculaire que les châteaux humains. « Les “Diablas” ! lance cette créatrice de contenu vidéo de 31 ans, enthousiaste. Nous faisons des spectacles de feu dans la nuit au cours de manifestations traditionnelles. » Des amis rencontrés aux “Diablas” l’ont encouragée à prêter son énergie à la colla de Sants. « J’y ai pris goût et je suis restée », poursuit-elle. Des associations de philatélie aux clubs sportifs, en passant par du partage de matériel ou encore par une aide aux réfugiés, tous les secteurs de la société sont prétexte à l’associationnisme. De ce tissu associatif très resserré résulte une grande circulation des informations et partage des initiatives.
« Défendre nos traditions, c’est défendre une vision politique »
Dans le gymnase de Sants ce mardi soir, les indépendantistes sont légion. Chacun a son avis sur le rêve d’une République catalane et surtout sur les emprisonnements des leaders politiques de la région. Parmi eux, deux cas scandalisent : celui du président de l’ANC mais aussi celui de Jordi Cuixart, leader d’Òmnium Cultural, la plus grosse association de Catalogne. Le 16 octobre dernier, ils ont été arrêtés pour avoir bloqué la sortie d’un bâtiment que la Guardia civil perquisitionnait. Alba, qui fait elle-même partie d’Òmnium, est catégorique : « Je ne peux qu’être contre ces arrestations. Pour moi, c’est une question de liberté et de démocratie… Et ces deux questions sont bafouées. »
Si à l’instar de l’ANC et d’Òmnium, les Castellers de Sants ne sont officiellement alliés à aucun parti politique, ils se positionnent en faveur de l’indépendance dans leurs performances. Des banderoles avec les visages de ceux qu’ils appellent les « prisonniers politiques » sont désormais agitées par les voltigeurs lors des manifestations traditionnelles. Rien de plus normal pour Lluis Gomez, le président de l’association : « Politique et culture sont totalement inséparables. Défendre nos traditions revient naturellement à défendre notre vision politique de la Catalogne. » C’est ainsi qu’il assume ses liens avec les associations officiellement indépendantistes : il est régulièrement en contact avec le local d’Òmnium à Sants qui lui fournit des drapeaux et des banderoles. Il le concède, leur positionnement politique dissuade de plus en plus les non-indépendantistes d’adhérer à leur association. « Mais l’expression politique est devenue essentielle, tranche cet ingénieur informatique de 26 ans. Sans elle, notre action devient faible. »
« A mon sens, la Catalogne a réussi là où l’Espagne a échoué à construire une unité nationale », affirme Carole Vinals, maître de conférence en questions ibériques. Cette réussite dans la constitution d’une identité commune, la Catalogne la doit aux associations et à leur mobilisation de la culture, selon cette chercheuse qui a passé son enfance et son adolescence en Catalogne.
« Notre association est comme une petite ville, se passionne Lluis Gomez. Si vous vivez dans un village de 350 habitants et que vous devez coopérer pour atteindre un but, il y a, rapidement, transmission d’une identité et d’un fort sentiment d’appartenance. » Outre ces rendez-vous hebdomadaires, la transmission se joue dans les activités annexes organisées entre associations, selon Nuria, et notamment dans les repas de quartiers. Lieux de convivialité par excellence, il en existe de toutes sortes. « On fait tous ensemble des Calçotadas, des repas où l’on mange des oignons grillés avec une sauce spécifique », raconte Nuria, enchantée de partager ces traditions catalanes. « C’est très populaire ! Tu achètes simplement ton ticket et tu vas t’asseoir sur des bancs avec d’autres personnes de la rue, autour d’un cava (le champagne local) ou d’un vin rouge. » Dans ces fêtes locales, les Castells sont souvent à l’honneur, représentatifs, comme les boissons et la nourriture, de la culture catalane.
Les partis indépendantistes mobilisent régulièrement cette image d’un collectif solidaire, fort et dédié à construire un projet commun. « Avant le référendum du 1ᵉʳ octobre dernier, la coalition politique Junts pel Sí (JpS, Ensemble pour le oui) a utilisé des images de Castellers dans ses clips de campagne », explique Fabrice Corrons. Et pour ce chercheur, cette récupération politique ne se fait pas contre le gré des collas. Certaines associations du tissu catalan œuvrent officiellement pour l’indépendance. Créée en 1961 avec une seule visée culturelle, Òmnium a pris un tournant plus politique dès les années 2010, s’alliant ensuite en 2012 à l’ANC qui venait de naître. L’Assemblea nacional catalana le revendique : son objectif premier est la constitution d’une République catalane indépendante.
« Faire prendre conscience aux Catalans qu’ils sont un peuple »
Dans cette lutte commune, ces deux associations représentent une masse de militants non négligeable : 100 000 adhérents pour Òmnium et 80 000 pour la plus jeune ANC. A elles deux, elles parviennent à faire sortir des centaines de milliers de personnes dans les rues : plus de 800 000 dans Barcelone pour la Diada de 2016, la “fête nationale catalane”. Pour Francesc Bellavista, membre de la direction de l’ANC, tout leur travail consiste à faire prendre « conscience aux Catalans qu’ils font partie d’un peuple ». Les associations misent beaucoup sur la communication interne et externe, notamment par une très forte activité sur les réseaux sociaux. La manifestation du 16 février dernier, en soutien aux leaders emprisonnés, a été largement relayée par l’association Òmnium Cultural à travers des tweets montrant la foule amassée sur la place Sant Jaume de Barcelone. Le message du président de l’association Jordi Cuixart a été retweeté 2 300 fois.
Missatge des de la presó :
Gràcies a tots els qui ens il·lumineu d’esperança. No hi ha justícia ni democràcia sense llibertat ! https://t.co/dbYjGxAG4a • pic.twitter.com/y9KCxsHMiI
— Jordi Cuixart (@jcuixart) February 16, 2018
Si l’on compte les centaines d’antennes locales de ces deux associations, chacune avec un canal de communication, c’est une véritable masse de tweets qui est envoyée pour chaque grande manifestation. « C’est par un travail de longue haleine, en local, sur l’éducation, la langue et à travers des activités culturelles que ces associations gagnent du terrain pour l’indépendance », analyse Carole Vinals. Le 28 février, c’est une table ronde sur le thème de “l’immersion linguistique” qu’organisait la locale d’Òmnium à Tarragone, ville portuaire située à cent kilomètres au sud de Barcelone. Il était question d’enseignement du catalan et de cohésion sociale, des questionnements qui ont souvent été de l’initiative de la société civile.
« Òmnium a été créée à la demande même des populations de petits villages catalans », assure Elena Jimenez, membre de la direction de l’association. Elle se souvient de ses grands-parents lui racontant que, sous la dictature franquiste pendant laquelle l’usage du catalan était prohibé, ils devaient continuer en cachette à pratiquer cette langue qu’ils ne voulaient pas perdre. « Les Catalans désiraient préserver leur culture. Ils ont entrepris les actions nécessaires à cette préservation, explique-t-elle. Cela passait, par exemple, par la formation clandestine de professeurs pour qu’ils puissent enseigner le catalan. »
« Ce qui m’a tout de suite plu dans l’ANC, c’est qu’elle est transversale, dédiée à toute personne quelle que soit son affiliation politique », explique Roser Cusso, professeur en sociologie qui poursuit son combat à Paris en tant que porte-parole de l’ANC France. « Notre transversalité est notre force, souffle Francesc Bellavista. Elle permet de toucher toutes les strates de la société et de ne pas se restreindre à une seule couleur. C’est grâce à cela qu’on peut mobiliser autant d’énergie. » Aux Castellers de Sants, si la vague indépendantiste a depuis longtemps conquis les esprits, les affiliés et non-affiliés politiques se mêlent. On nous indique aisément celui dont la mère est engagée à Òmnium, ou encore ce participant qui a sa carte à la CUP, parti de gauche radicale. Ce mardi soir, la séance est écourtée. Ignorant le froid de la nuit tombée, une trentaine de participants marchent d’un pas tranquille vers le local de l’association. Porteurs et portés se retrouvent pour partager un sandwich, une bière et un moment devant le match du jour : Chelsea contre Barcelone. A la colla du quartier, on ne rate jamais un soir de football avec le Barça. Au milieu des boissons et des rires, un sentiment est palpable : celui de l’appartenance.
Travail encadré par Alain Salles, Fabien Palem, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.