La route sillonne les allées de vignes, entre deux villages aux maisons ocre. Les ouvriers agricoles s’affairent sur les branches nues. Armés de leurs sécateurs, le geste sûr et cadencé, ils effectuent la taille d’hiver. Les futurs raisins n’en seront que meilleurs. Bienvenue dans la vallée du Penedès. À une heure de Barcelone vers l’est, les vignerons produisent le cava, un vin pétillant typique de la région, depuis plusieurs générations. Comme presque partout en Catalogne, on est ici en terre indépendantiste.
230 domaines, dont 199 en Catalogne, se partagent le marché de ce « champagne » low-cost. Les vignerons se distinguent néanmoins entre petits producteurs, sereins malgré l’incertitude politique, et grandes maisons, inquiètes pour leur business. Parmi ces dernières, deux colosses : Codorniu, fondé en 1551, écoule 45 millions de bouteilles de pétillant chaque année. Chez Freixenet, en tête des ventes, c’est 100 millions.
Ces deux entreprises sont aujourd’hui les plus grands producteurs en volume de vin effervescent au monde. « Ici, 9 % des producteurs réalisent 90 % de la production », rappelle Xavier Nadal, petit producteur de la vallée. En 2016, 245 millions de bouteilles de cava ont été vendues dans le monde. La même année, le secteur a dégagé 1 079 millions d’euros de chiffre d’affaires. Après l’équipe mythique du FC Barcelone, le cava est l’autre fleuron de la Catalogne. Un candidat parfait pour cristalliser les craintes et les espoirs de l’économie de la région.
Les petits producteurs affranchis du marché espagnol
Sur les hauteurs, le village de Grabuac surplombe les parcelles de vignes. La première maison aperçue depuis la route est une imposante bâtisse blanche. C’est celle de la maison Suriol, petit producteur de cava depuis les années 1980. Accroché au volet de la fenêtre, le drapeau indépendantiste “Democràcia” (Démocratie), avec un personnage bâillonné, virevolte sous la brise, comme un rappel aux visiteurs. Les maîtres des lieux, Francesc Suriol, 59 ans, et son fils ainé, Assìs Suriol, 35 ans, ont tous deux voté “Si!” au référendum pour l’indépendance de la Catalogne, le 1ᵉʳ octobre dernier.
Le regard pétillant et la moustache rieuse, Francesc se dit optimiste pour l’avenir. Si la Catalogne devient indépendante, il ne prévoit aucun « changement drastique ». Avec 30 hectares de vignes, l’entreprise familiale produit 30 000 bouteilles de cava chaque année.
Dans la vaste salle qui sert aux dégustations, le fils Assìs fait sauter le bouchon d’une cuvée 2013. Sous la langue, le jus doré pétille. La première gorgée donne la sensation d’un alcool jeune, ponctué d’une amertume certaine, moins fruité que le prosecco, son cousin italien. 75 centilitres de fines bulles, bien moins chères que le champagne, le cava est un produit de fête incontournable en Espagne. En moyenne, 35 millions de bouteilles sont consommées entre Noël et le premier de l’An, selon le Conseil de régulation du cava.
« Mais le marché espagnol n’est plus un objectif pour nous », affirme Francesc. Danemark, Pays-Bas, Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Etats-Unis : la maison Suriol exporte 70 % de ses bulles à l’étranger. Stratégie commerciale pour entrer dans la mondialisation ? Pas seulement. Les petits producteurs de cava se souviennent encore du boycott de 2005.
Cette année là, Madrid et Barcelone s’étaient vivement opposées à propos de la candidature à l’organisation des Jeux olympiques de 2012 de la capitale espagnole. Les déclarations anti-madrilènes de certains leaders indépendantistes ont attisé les rancoeurs nationalistes ; la brouille a finalement incité les non-catalans à se détourner des produits de la province. Le cava en première ligne. Ses ventes avaient alors reculé d’environ 7 % par rapport à 2004.
« Ce n’est pas normal, s’insurge, la gorge nouée, Xavier Nadal, à la tête d’un petit vignoble fondé en 1515. Les personnes qui participent au boycott ne réalisent pas les conséquences ». Il a dû lui aussi effectuer ce virage vers l’international et exporte aujourd’hui 50 % des 300 000 bouteilles produites chaque année sur son site d’El Pla du Penedès. « Je dois me moderniser, martèle-t-il. Si le client espagnol me ferme la porte, je n’attends pas et je cherche des alternatives. »
Depuis les débuts de la crise en Catalogne, le vigneron n’a observé « aucun impact significatif » sur ses ventes. Il confesse néanmoins ne pas avoir retrouvé les clients perdus dix ans plus tôt. « On ignore quelle aurait été notre croissance sans le boycott », se désole-t-il.
Codorniu et Freixenet : les grandes maisons sur leurs gardes
Avec près de 2 000 employés, Freixenet et Codorniu sont les deux navires amiraux du pétillant catalan à Sant Sadurní d’Anoia. Dans la « capitale » du cava, coquet bourg de 13 000 habitants, l’entreprise Freixenet étale son nom en neuf monumentales lettres blanches sur des centaines de mètres d’entrepôts. Le leader du marché, qui affiche un chiffre d’affaire de 529 millions d’euros en 2016, exporte sa production à 80 % hors d’Espagne.
Or, « si la Catalogne devient indépendante, elle ne restera pas automatiquement dans l’Union européenne », redoute Carles Jimenez, 32 ans, conseiller municipal et représentant du Partido popular (PP, Parti populaire) au sein de la mairie. Ces incertitudes sur la place du cava dans le marché européen, sur le rétablissement des frontières et sur le maintien de l’Euro, les plus petits vignerons les balaient du revers de la main : « Je ne crois pas qu’avec l’indépendance, les frontières de la Catalogne seront un obstacle, veut croire le petit producteur Francesc Suriol. Jamais. »
En décembre dernier, en pleine campagne pour les élections régionales, le Premier ministre Mariano Rajoy s’était invité dans les caves voûtées de la maison Freixenet, prisées le reste de l’année par des touristes curieux. A la tête de l’entreprise, José Luis Bonet, 76 ans, puissant homme d’affaires, également président de la Chambre de commerce d’Espagne, a profité de la venue du leader du PP pour remercier le gouvernement. « Ce que nous voulons, c’est la normalité, et cette normalité a été produite par l’application de l’article 155 », déclarait alors le PDG, en référence à l’article de la constitution espagnole qui a placé la Catalogne sous la tutelle de Madrid.
Objectif double pour le Premier ministre. D’abord, sa visite devait permettre de stopper toute velléité de nouveau boycott en rassurant les clients espagnols. En défendant un colosse de l’économie catalane, il a adouci par là même sa figure autoritaire et sa réputation de refuser tout dialogue avec les Catalans. « C’était une tactique politique », commente Josep Maria Ribas, le maire indépendantiste de Sant Sadurni. « Il est venu parler aux Espagnols, pas aux Catalans », déplore le quinquagénaire, qui entame son deuxième mandat.
Peu avant le référendum, Freixenet avait menacé de délocaliser son siège fiscal hors des terres catalanes avant de se raviser. Son concurrent direct, Codorniu, lui, a franchi le pas et déménagé deux semaines après le référendum à Haro, dans la région de la Rioja, au nord de la péninsule ibérique. Son siège fiscal uniquement : vignes, bâtiments et main d’oeuvre demeurent encore dans la vallée. Entre octobre et décembre 2017, un total de 3 004 entreprises – tous secteurs confondus – ont entamé les démarches pour délocaliser en dehors de la Catalogne.
Également comptable chez Freixenet, Josep Maria Ribas n’est pas inquiet pour sa commune malgré les doutes des deux empires du cava. « Ils ne vont pas arracher la vigne », s’amuse-t-il. La taxe foncière (IBI), due par chaque propriétaire terrien, et la taxe sur les activités économiques (IAE), payées par les entreprises dont le chiffre d’affaire dépasse le million d’euros, sont deux impôts dus à la municipalité qui continuent d’être versés par Codorniu malgré son déménagement.
« Pour l’instant », s’inquiète Carles Jimenez, le conseiller municipal d’opposition. L’unioniste convaincu estime que le changement d’adresse fiscale d’une des plus importantes entreprises de la ville sera suivi d’une délocalisation d’une partie de ses 800 employés. « Une très petite portion », certes. Probablement les membres de la direction. Carles Jimenez pointe néanmoins que ces emplois potentiellement délocalisables, intégrés au calcul de l’IAE, entraineraient automatiquement une baisse des revenus de la commune. « 5 000 euros, c’est important : c’est une nouvelle machine de nettoyage des voiries en moins. »
« Un doigt d’honneur à l’Espagne »
Chemise élégante, cheveux gris rabattus en arrière et un rasage de près : Manel Vilanova, 56 ans, se présente comme entrepreneur. Auparavant, il a dirigé des salons d’esthétique, une société de parquet et une entreprise de BTP. Ni vigneron, ni producteur, ce Catalan d’origine s’est lancé dans le cava en décembre dernier avec sa propre cuvée : le cava Puigdemont.
Les bulles, mises sur les marché juste avant le pic de ventes de Noël, rendent hommage à l’ex-président indépendantiste de la Catalogne, exilé à Bruxelles depuis la tenue du référendum. Cette « marque », Manel Vilanova l’a fondée pour « le business » et « pour faire un doigt d’honneur à l’Espagne ». Fanfaron, il se marre : « Les indépendantistes trouvent que c’est une bonne idée, les unionistes me traitent de fils de pute. »
Ce projet insolite lui est venu en regardant la télévision, surpris par une publicité vantant les mérites des liqueurs « Hijoputa » (fils de pute) et « Article 155 ». « Je me suis dis qu’ils ne pouvaient pas faire ça et j’ai cherché ce que moi je pouvais faire. » Bingo ! Manel Vilanova dépose le nom, crée les étiquettes, débauche un producteur pour remplir ses bouteilles de pétillant et le tour est joué. La caisse de six bouteilles est vendue 64 € en Catalogne, un prix moyen sur le marché.
Au dos de la bouteille, il est inscrit qu’une partie des bénéfices est reversée à l’association culturelle pro-indépendance Òmnium Cultural. L’entrepreneur reconnaît qu’il s’agit d’un argument de vente. « Si les gens voient Òmnium, ils vont acheter. Sinon, ils hésitent. » Et pourtant, il ne leur a pas encore donné un centime. « Pour l’heure, je ne suis pas rentable. Je perds plus que je n’en gagne, se défend le businessman. Mais si tout se vend, oui, je vais leur verser une partie de mon bénéfice. » Manel Vilanova refuse de dévoiler le nombre de bouteilles produites ou vendues.
Juste en-dessous de la mention « 100 % Catalan », on trouve le slogan « Probablement le meilleur du monde ». S’agit-il du cava ? Ou de Carles Puigdemont ? L’oeil malicieux, Manel Vilanova réplique : « Je laisse les clients faire fonctionner leur imagination. »
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Frédéric Traini et Cédric Rouquette.