« Puigdemont ? C’est mon ami ! » Sous les rires de ses compagnons, Tarek, trentenaire au regard malicieux, insiste. « Vous avez Instagram ? Je vais vous montrer sur votre téléphone ! » Doigt pointé sur l’écran, il montre avec un sourire ironique et désabusé la photo témoin de sa rencontre en 2016 avec l’ancien président du gouvernement de Catalogne. Destitué après que le référendum d’autodétermination de la région du 1ᵉʳ octobre 2017 s’est tenu sans l’autorisation de Madrid, Carles Puigdemont est aujourd’hui en exil à Bruxelles.
Barcelone, avril 2016. Tarek Mustafa (à droite sur l’image) a reçu Carles Puigdemont (deuxième à partir de la droite) chez lui avec sa famille, peu après son élection à la tête du gouvernement catalan.
A l’époque où a été prise la photo, Tarek et sa famille étaient dix-sept à vivre dans le même appartement. Un logement situé au cœur du quartier populaire d’El Raval, au centre de Barcelone. Malgré son sourire ravi sous sa barbe de trois jours, Tarek, venu de Syrie en 2012, ne garde pas une bonne opinion de l’ancien dirigeant catalan. « Il est venu chez moi devant les caméras, m’a donné une rose et je ne l’ai plus revu. »
Une « vision romantique » de l’histoire migratoire de la Catalogne
Dans le quartier d’El Raval, drapeaux catalans, cubains et kurdes flottent aux balcons. Ancien quartier chinois, le “barrio” (le quartier), comme disent les Barcelonais, est aujourd’hui connu pour ses épiceries pakistanaises. Selon le dernier recensement, plus de la moitié de ses habitants sont nés à l’étranger. Une cible de choix pour les hommes politiques.
Mis à part Carles Puigdemont, divers partis politiques indépendantistes, dont l’Esquerra republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne) et la Candidatura d’unitate popular (CUP, Candidature d’unité populaire), ont encouragé la population d’origine étrangère à voter “Oui” lors du référendum du 1ᵉʳ octobre 2017. Des tracts en langue arabe et hindou ont notamment été distribués.
A rebours des nationalistes d’extrême-droite aujourd’hui en pleine ascension en Europe, l’indépendantisme catalan se montre bienveillant à l’égard de la population immigrée. Un discours qui tient du choix politique comme de la pure arithmétique électorale. En Catalogne, près d’un cinquième de la population n’est pas née en Espagne.
Pour Tayssir Azouz, traducteur de 31 ans, ça ne fait aucun doute : la société catalane est plus inclusive que la société castillane. « Elle est plus ouverte. L’important, ce n’est pas l’identité, mais plutôt où on peut aller ensemble. » Pour le jeune membre de l’association pro-indépendance Assemblea nacional catalana (ANC, Assemblée nationale catalane), les revendications indépendantistes ne sont pas le signe d’un repli sur soi ou d’un rejet de l’étranger. « Il n’y a pas de vision identitaire du projet de République catalane. Au contraire, la majorité des hommes politiques indépendantistes sont tournés vers les valeurs de la diversité. »
Cette vision de la région est souvent défendue par les partis indépendantistes. Dans leur discours domine l’image d’une Catalogne terre d’accueil historique. Pour Lóla Lopez, anthropologue et commissaire à l’Immigration, à l’Interculturalité et à la Diversité de la mairie de Barcelone, la situation n’est pas aussi simple. « La Catalogne est un carrefour migratoire entre l’Europe et l’Afrique. (…) Au départ, c’est donc bien un lieu avec une grande tradition d’accueil. Mais parfois, nous, les Catalans, avons une vision de nous-mêmes un peu romantique, alors qu’il y a du racisme et de l’exclusion [en Catalogne]. »
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Omar Diatta, Sénégalais de 40 ans engagé dans la lutte indépendantiste aux côtés de la CUP, confirme : faire accepter sa position d’indépendantiste, d’immigré et d’homme noir n’est pas toujours facile, y compris au sein du mouvement indépendantiste. « Encore maintenant, des gens ont du mal à comprendre pourquoi [je défends l’indépendance]. Les gens parlent d’égalité, mais dans la pratique, c’est autre chose. Mais je paye mes impôts, donc je suis Catalan comme les autres. »
Tracts en arabe pour immigrés catalans désabusés
Pour Lóla Lopez, le travail de séduction viserait surtout les Latino-Américains. « Ils parlent une des deux langues officielles du pays et peuvent obtenir la nationalité espagnole plus rapidement. Il y a donc des tentatives de séduire ces communautés qui seront de futurs votants d’ici probablement trois ans. »
Une simple stratégie électorale pour Antonio Robles, fondateur du parti de gauche unioniste Centro izquierda De España (dCIDE). « Les nationalistes manipulent systématiquement les migrants pour avoir plus de votes », affirme-t-il.
Chez les populations immigrées, à côté des indépendantistes convaincus, souvent militants actifs au sein d’une association, ils sont nombreux à ne pas s’intéresser à ces débats. Toujours dans le quartier d’El Raval, Walid, copain de Tarek et lui aussi Syrien, n’a aucune opinion sur l’indépendance. « On n’a pas le droit de voter, donc on ne peut rien dire, lance-t-il désabusé, alors à quoi ça sert d’avoir un avis ? »
Sur les murs, des affiches pro-indépendance écrites en arabe apparaissent encore entre deux graffitis. Pour Boubacar, jeune cuisinier jovial, croisé à la sortie de la mosquée, « c’est que du blabla. L’indépendance ne va rien nous apporter à nous [les immigrés]. » Le jeune Mauritanien ne comprend pas les velléités d’indépendance de ses concitoyens. « Pour moi, je suis Espagnol donc je ne suis pas sensible à tout ça, mais pour les enfants nés ici, c’est différent, ils se sentent Catalans. »
Immigrés de deuxième et de troisième génération sont de fait plus largement favorables à une sécession de la Catalogne. Selon une étude réalisée par le Centre d’études d’opinion pour la Generalitat en juin 2017, seuls 25 % des votants qui sont nés à l’étranger sont favorables à l’indépendance. Chez les petits-enfants d’immigrés, le chiffre monte à 62 %.
« La nationalité catalane pour tout le monde »
Les immigrés en faveur de l’indépendance de la Catalogne sont de plus en plus nombreux et se constituent en associations. Le but de ce collectif est double : obtenir le droit de vote et la nationalité du nouvel Etat catalan. Pour Ana Surra, Uruguayenne d’origine et fondatrice du groupe “Sí, amb nosaltres” (“Oui, avec nous” en catalan), ce collectif a deux ambitions :
« La Catalogne est notre pays, donc on voulait appuyer le droit à décider de son indépendance ou non, mais on voulait aussi en profiter pour mettre en avant les problèmes de papiers que rencontrent les immigrés. »
Dans la péninsule ibérique, l’obtention de papiers de résidence comme de la nationalité espagnole dépendent du gouvernement national. Les indépendantistes catalans, conscients des difficultés des étrangers à obtenir la nationalité espagnole – il faut compter en moyenne dix ans -, soulignent la responsabilité de Madrid. Et, en attendant l’indépendance, promettent la nationalité catalane à tous les résidents de Catalogne en cas de sécession. Pour Ana Surra, aujourd’hui députée ERC, l’objectif est que le statut de résident soit possible dès trois mois sur le sol espagnol et qu’au bout de cinq ans, « la nationalité [catalane] soit pour tout le monde. »
Chez les immigrés détenteurs d’une double nationalité, l’adhésion à la cause indépendantiste est plus fréquente. Gabriel Fernandez, conseiller municipal en charge des affaires sociales à la mairie de Sabadell, une localité de la province de Barcelone, est l’un d’eux.
Né à Montevideo, il a fait ses études en Uruguay, avant de venir travailler en Espagne. Lors de la campagne pour le référendum, il a écrit une lettre ouverte pour encourager les Espagnols d’origine latino-américaine à se rendre aux urnes. Sans donner de consigne de vote officielle.
Malgré cela, l’objectif était, selon le député, de « montrer aux Latinos que créer une République catalane est l’opportunité d’être les pères fondateurs d’un nouveau pays. » Pour lui, l’indépendance permettrait de fonder un nouvel Etat plus juste et qui inclurait les immigrés de Catalogne. « Certains craignent de perdre leur visa de travail [en cas d’indépendance], mais il faut vaincre cette peur et poser les bases d’une nouvelle société catalane. »
« Je représente toute la société catalane, que ce soit Marc ou Fatima »
Robert Masih Nahar, sénateur ERC de Barcelone, est né en Inde ; Gerardo Pisarello premier adjoint au maire de Barcelone, est Argentin et lui aussi indépendantiste. Ces hommes politiques nés à l’étranger sont de plus en plus nombreux, y compris au sein des partis indépendantistes d’extrême-droite. Lors des élections anticipées du mois de décembre 2017, le Parti populaire, généralement critique à l’égard de l’accueil des réfugiés, a placé une Hispano-Marocaine, Hana Serroukh Ahmed, sur ses listes, bien que seulement à la 78e place.
Chez cette nouvelle génération d’immigrés, la lutte contre les discriminations reste le principal levier de combat. C’est le cas de Najat Driouech, Marocaine de naissance, arrivée en Catalogne à l’âge de neuf ans à la suite d’une politique de regroupement familial. Elle vient d’être élue députée au Parlement de Catalogne sous la bannière de l’ERC, parti très engagé en faveur de l’indépendance. Pour elle, les étrangers qui vivent en Catalogne sont « toujours considérés par certains comme des citoyens de seconde zone », un constat qui explique son adhésion à l’ERC. Selon elle, le parti indépendantiste « reconnaît les identités multiples » et reste celui qui « lutte le plus en faveur de l’égalité sociale. »
Première femme musulmane et première élue à porter le voile au sein de l’assemblée législative, elle ne se considère pourtant pas comme un symbole. « Je représente toute la société catalane, que ce soit Marc ou Fatima. » Pour autant, elle comprend que certains Catalans issus de l’immigration se réjouissent de son élection. « Il serait hypocrite de ne pas reconnaître qu’une minorité de la société a pu s’identifier à moi. J’en suis fière, mais je ne veux pas être un cliché. »
Dans le quartier d’El Raval, ces nouveaux élus ne bouleversent pas les esprits. Patel, arrivé d’Inde il y a dix ans et gérant d’une boutique d’électronique, n’est pas au courant qu’un de ses compatriotes est sénateur pour la ville de Barcelone. Pour lui, « C’est encore un politique, il ne connaît pas la réalité. » Pourtant, Patel a fait sa demande de nationalité espagnole. Aux prochaines élections, il pourrait aller voter pour la première fois. Il ne sait pas encore pour quel parti, mais il ne donnera pas sa voix à des élus séparatistes. Pour lui, « les gens lambda s’en fichent, de l’indépendance. »
Travail encadré par Frédéric Traini, Alain Salles, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.