L’interview a commencé il y a vingt minutes, Antonio Amador et Lola Martín n’ont pas cessé de sourire. Ils sont respectivement le vice-président et la présidente de l’antenne barcelonaise de Vox, un parti fondé en 2014 par des anciens du Partido popular (PP, Parti populaire) espagnol. Dans la bonne humeur, ils expliquent l’histoire de leur mouvement politique. Ses positions principales : centralisation de l’État, défense de la famille, lutte contre la corruption. Une Bible illustrée pour enfants est posée sur le bureau de l’agence immobilière où Antonio Amador travaille et reçoit.
Puis la conversation glisse vers le chantier mémoriel engagé par Ada Colau, la maire de Barcelone. Depuis quelques années, celle-ci s’est lancée dans une politique de changement de noms des rues, afin d’évacuer tout honneur fait aux dirigeants franquistes dans sa ville. Antonio Amador soupire. A sa droite, Lola Martín s’énerve.
« Il faut se rappeler que 8 000 personnes ont été tuées quand Lluís Companys gouvernait. Et lui, il a des statues partout en Catalogne ! », lancent-t-ils. Companys était le président de la Generalitat (Généralité, le gouvernement) de Catalogne, de 1934 à 1940, avant d’être exécuté par l’armée franquiste.
« Nous devrions supprimer la loi de mémoire historique », s’emporte la quinquagénaire, symbole “Peace and Love” autour de son cou. Elle fait référence à la loi votée par le Congrès espagnol en 2007 à l’initiative du gouvernement socialiste de José Luiz Rodriguez Zapatero. Le texte vise à reconnaître les victimes du régime franquiste. Lola Martín a cessé de soutenir le PP, revenu au pouvoir en 2011, quand celui-ci a renoncé à réviser la loi. « Avec ce texte, Zapatero a fait revenir en Espagne la haine que nous avions oubliée. »
Vox réclame la fin des privilèges accordés aux régions. Comme d’autres mouvements à la droite extrême de l’échiquier politique, ils font partie des plus unionistes des unionistes. « Avec la crise catalane, nous avons été plus médiatisés qu’avant », précise Lola Martin. Elle déplore : « On nous a traités de fascistes. »
« Vox, ce sont les purs nostalgiques du franquisme », rétorque Jordi Pons Pujol, auteur d’une thèse sur la Catalogne au début du XXème siècle et membre de l’association Mémoire et Histoire de Manresa, une ville à 30 km au nord-ouest de Barcelone. Le parti n’est pas le seul mouvement espagnol d’extrême-droite à rester proche du franquisme. Et depuis quelques mois, face à la crise catalane, l’idéologie de la dictature – jamais vraiment évacuée – réapparaît dans la société hispanique.
Des groupes héritiers du franquisme
Jordi de la Fuente est en charge de la communication du parti Plataforma per Catalunya (PxC, Plateforme pour la Catalogne). Il est très à l’aise quand il s’agit de parler avec diplomatie du programme de son mouvement et de la crise catalane. « Nous sommes fiers d’être Catalans, nous nous mobilisons pour elle, mais au sein de la démocratie espagnole, affirme-t-il. Nous sommes contre l’indépendance, mais nous sommes prêts à discuter avec les indépendantistes ».
Mais le trentenaire, costard et veste en cuir, grimace lorsqu’il est interrogé sur le travail de mémoire engagé par la maire Ada Colau. Il finit par concéder : « Nous sommes d’accord avec ces efforts. Mais nous ne pouvons faire de ces questions le point principal de notre agenda politique. » Il manipule nerveusement la cuillère de son café, avant d’ajouter : « Et si nous nous souvenons des actes commis d’un côté, nous devons aussi se souvenir des crimes de l’autre côté. »
Comme Vox, PxC se défend d’appartenir à l’extrême-droite. Le mouvement serait « transversal », selon Jordi de la Fuente : « Nous avons le même positionnement que le Front national en France. Nous avons des idées de droite, d’autres du centre, et des idées de gauche. » Parmi les mesures phares du mouvement : une nouvelle répartition des compétences entre la région de Catalogne et l’Etat espagnol, la préférence nationale pour l’attribution des allocations sociales, et la lutte contre l’implantation de mosquées dans la région. Et comme le Front national, PxC se dit victime d’un « cordón sanitario » (cordon sanitaire) de la part des autres partis politiques : « Nous sommes les méchants », rit Jordi de la Fuente, tout en refusant de préciser sa pensée.
PxC a été fondé en 2001 par Josep Anglada. Cet homme politique a commencé sa carrière au sein de Fuerza nueva (FN, Force neuve), un parti nationaliste fondé en 1966, qui défendait « les idéaux du 18 juin 1936 » – référence au soulèvement nationaliste qui a mené Franco au pouvoir. Jordi de la Fuente le reconnaît, PxC serait composé « de quelques personnes qui ont milité à Fuerza nueva » durant leur jeunesse. Il tente de relativiser : « Il y a aussi des gens du centre-gauche, du centre-droit ».
« Fuerza nueva est un ancien bunker franquiste », le contredit Carole Viñals, professeure de civilisation espagnole, spécialiste du post-franquisme, à la faculté de Lille 3. « Il s’est dissout en des tas de groupuscules, qui n’ont pas de force politique réelle pour le moment, mais qui existent toujours. » Certains nostalgiques du franquisme ont rejoint le PP, d’autres se sont éparpillés dans ces divers mouvements.
L’extrême-droite dans le camp unioniste
Ces groupes de l’ultra-droite espagnole sont marginaux en temps normal. Mais leur opposition au régionalisme a fait d’eux l’un des piliers de la mobilisation contre l’indépendantisme catalan, au cours de l’automne 2017.
« En Europe, l’extrême-droite est essentiellement anti-immigration, analyse Jordi Borras, essayiste et photographe qui a couvert beaucoup de manifestations de ces mouvements. L’extrême-droite en Espagne promeut d’abord un ultranationalisme espagnol ». Celui-ci est par nature opposé aux régionalismes. Dans les semaines précédant le référendum catalan du 1ᵉʳ octobre 2017, « ils ont été les premiers à manifester, et à appeler à la mobilisation de l’Espagne », précise le photographe catalan. A l’automne, ce blogueur (http://www.jborras.cat/) a compté 139 actions violentes commises par des groupes “espagnolistes” envers des partisans du référendum en Catalogne.
Implicitement, les valeurs du franquisme reviennent dans les discours de ces groupes : unionisme, famille, défense de la nation espagnole. Après la dictature, il n’y a pas eu de travail de mémoire aussi fort que dans d’autres pays européens. « C’est comme s’il n’y avait pas eu de dénazification en Allemagne après la guerre. Beaucoup de chercheurs parlent de ‘franquisme sociologique’, explique Carole Viñals, il reste des pratiques issues de cette époque. » Et d’après l’enseignante, la société espagnole préfère délibérément taire ce qui s’est passé durant la dictature.
Les conséquences de la loi d’amnistie
« Nous avons obtenu une démocratie sans faire de révolution », analyse Jaume Lopez, politologue à l’Université Autonome de Barcelone. « Ce qui signifie en réalité qu’en l’espace de trois ans, les hommes d’Etat, en charge sous Franco, ont conservé leur place au sein de la démocratie. » Au cours du changement de régime, amorcé en 1975 à la mort du Caudillo, les responsables du régime né en 1936 n’ont pas été condamnés puisqu’ils restaient au pouvoir. Et ils furent protégés par la loi d’amnistie de 1977 : « A l’époque, cette loi d’amnistie était en fait demandée par la société, afin de faire libérer les prisonniers politiques, développe Jaume Lopez. Mais cette loi d’amnistie fut aussi utilisée par les militaires pour éviter l’incarcération. Il y a finalement probablement eu plus de personnes sauvées de la prison dans le camp franquiste que chez les démocrates. »
« C’est vrai qu’il y a eu des actes de violence pendant la guerre civile espagnole de tous côtés, reconnaît Jordi Pons Pujol, de l’association Mémoire et Histoire de Manresa. Mais la logique de “ne pas éveiller l’histoire” ne bénéficie qu’à un seul côté : celui de la répression fasciste. »
Lui qui s’affirme clairement indépendantiste rejette le parallèle dressé par l’extrême-droite entre crimes républicains et crimes franquistes durant la guerre d’Espagne et les années qui ont suivi. La justice républicaine a tenté de condamner les crimes des plus extrêmes de son camp. « Par contre, l’État franquiste est né avec la répression, l’assassinat comme moyen d’imposer son pouvoir. »
La présence-absence de l’extrême-droite
Vox et PxC se sont largement mobilisés face au mouvement indépendantiste. « Vox a exercé beaucoup de pressions au niveau pénal », signale Jordi Borras. Le mouvement, dirigé par un juriste, a été impliqué comme partie civile dans beaucoup de procès contre l’autonomie de la Catalogne. PxC revendique avoir contribué largement à l’organisation des manifestations unionistes de l’automne, « même si c’est Ciudadanos qui en a récupéré les fruits » selon Jordi de la Fuente.
« Toutes les personnes qui se sont rendues aux manifestations pro-union de l’Espagne n’étaient pas d’extrême-droite », souligne Carole Viñals. Mais ils ont eu une réelle influence sur le mouvement : « Des slogans, comme “Puigdemont, va en prison”, massivement repris par les unitaires conservateurs et socialistes, ont été lancé par des groupes d’extrême-droite ».
Madrid, septembre 2017. A quelques jours du référendum du 1ᵉʳ octobre, des partisans de l’unité espagnole effectuent des saluts fascistes en chantant Cara al sol, hymne de la phalange espagnole et des nationalistes durant la guerre d’Espagne.
Jordi de la Fuente l’affirme, au nom du PxC : « Nous sommes une majorité silencieuse. » Deux maires et vingt-deux conseillers municipaux pour Vox, aucun pour PxC : les groupes d’extrême-droite sont numériquement très minoritaires en Espagne. Cependant, leurs idées seraient partagées par une plus large part de la population. « En 2011, les sondages annonçaient que 8 partisans de la droite extrême sur 10 avaient voté pour le PP », selon Jordi Borras. Le parti conservateur absorbe une large partie de cet électorat d’extrême-droite. Électeurs comme dirigeants nationalistes espagnols préfèrent finalement un vote utile pour le PP qu’un « vote-poubelle » pour Vox ou PxC. Au cours des dernières années, ces partis se sont régulièrement désistés en faveur du mouvement de Mariano Rajoy – voire en faveur de Ciudadanos.
En découle ce que l’essayiste catalan appelle la « présence-absence » de l’extrême-droite : pas représentée dans les institutions, ses idées le sont à travers les partis traditionnels. Elles la rendent capable de marquer l’agenda politique du gouvernement central. En 2014, le PP, influencé par l’extrême-droite, a tenté de restreindre le droit à l’avortement. En 2017, le ministre de l’Éducation espagnol a voulu que la région catalane cofinance l’enseignement privé en castillan – une mesure finalement rejetée par le Conseil constitutionnel. Face à la crise post-réferendum catalan, Mariano Rajoy est resté inflexible. Pour la plus grande satisfaction de l’extrême-droite.
Travail encadré par Alain Salles, Fabien Palem, Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette.