Dans la rédaction de TV3, la télévision publique catalane, tout le monde s’active. Les journalistes tapent nerveusement sur leurs ordinateurs. Un drapeau indépendantiste traine dans un pot à crayons. Sur un mur, les télévisions diffusent les journaux du monde entier. En direct, sur le plateau de TV3, une femme exhibe un ruban jaune sur la poitrine, symbole de la lutte pour la libération des leaders indépendantistes. « Elle est éditorialiste, pas journaliste », précise Isabel Gallí (44 ans), du service international de TV3, pour justifier cette prise de position à l’antenne.
Un commentaire loin d’être anodin alors que le manque d’objectivité de la chaîne est fortement critiqué par le gouvernement de Madrid et par plusieurs journalistes et intellectuels. Certains collègues la qualifient de « propagande ». Un paradoxe pour Isabel Gallí : « Je pense qu’on fait bien notre travail, c’est pour ça qu’on a une aussi bonne audience. » Pourtant, elle concède : « J’avoue que des personnes très unionistes ne vont pas regarder TV3. » Lluís Calles, 52 ans, journaliste et président du conseil professionnel – une organisation chargée de surveiller le contenu de la chaîne – présente fièrement les résultats des audiences de TV3. « C’est incroyable comme les audiences ont augmenté en octobre ! » Pendant le mois du référendum d’autodétermination, la chaîne a gagné 740 000 téléspectateurs pour une audience moyenne de 11,8 millions de personnes (source : Corporation Catalane des Médias Audiovisuels).
Depuis 2012 et la réforme fiscale avortée entrainant la montée du sentiment indépendantiste, la majorité des médias catalans a pris position pour ou contre l’indépendance. En mettant à mal l’objectivité journalistique, les médias amplifient la violence du débat public. Cette démarche engagée influence les ventes et les audiences, comme le montrent les chiffres ci-dessous. Par exemple, El País a rejeté publiquement l’indépendance tandis que le journal El Punt-Avui a renforcé son aspiration indépendantiste.
En Catalogne, les médias indépendantistes semblent profiter de la crise politique, contrairement aux médias unionistes. Rien d’étonnant pour Lluís Uría, 57 ans, chef du service international à La Vanguardia, le journal le plus lu de Catalogne (45 684 exemplaires pour l’édition catalane) : « On essaye tous les jours de trouver l’équilibre et de favoriser le dialogue. C’est la position la plus difficile car les gens veulent lire des journaux qui leur ressemblent. » L’objectivité de La Vanguardia est saluée par de nombreux journalistes. Une neutralité liée à la stabilité économique d’El Grupo Godó, le groupe propriétaire du journal, selon Lluís Uría : « Nous avons moins de problèmes de financement que les autres journaux. » L’entreprise est pourtant dirigée par Javier Godó, un aristocrate espagnol proche du pouvoir de Madrid.
Si les médias catalans ont mis de côté leur objectivité journalistique, « c’est parce qu’ils sont déficitaires », explique Gabriel Colomé, professeur de sciences politiques à l’université autonome de Barcelone. Une précarité entraînant une dépendance aux subventions publiques ou aux publicités institutionnelles. Cette situation « pose un problème d’indépendance journalistique. » Par exemple, le budget de TV3, soit près de 300 millions d’euros, est géré par la Corporation catalane de médias audiovisuels (CCMA), un organisme public financé par la Generalitat [le gouvernement, le parlement et l’administration publique de Catalogne].
Depuis la mise sous tutelle de la région, le 21 octobre 2017, le chef du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, a repris le contrôle des comptes de la Generalitat. L’activation de l’article 155 de la Constitution met le budget des médias catalans entre les mains de Madrid. À l’heure actuelle, le financement de 2018 n’a pas encore été voté mais cette décision suscite quelques craintes : « Madrid considère TV3 comme le diable et l’ADN de TV3 est d’être une grande rédaction, note Lluís Calles, nous avons besoin de cet argent. »
« J’ai été victime d’acharnement sur les réseaux sociaux » – Cristian Segura, El País
Si les rédactions sont malmenées par les pressions économiques, les journalistes souffrent eux aussi d’intimidations. En septembre dernier, l’ONG Reporters sans frontières a publié un rapport dénonçant les pressions subies par des journalistes en Catalogne, plus particulièrement sur les réseaux sociaux par des militants du camp adverse. Cristian Segura, 39 ans, journaliste pour El País, en a été victime : « Je recevais des messages sur Twitter et WhatsApp. Comment je me suis défendu ? J’ai pris des antidépresseurs et j’ai tenté d’ignorer du mieux que j’ai pu. »
Les cas comme celui de Cristian Segura restent minoritaires et « ce rapport est un peu exagéré », admet Julia Macher, correspondante allemande à Barcelone. Le rapport de RSF affirme que les pressions subies par les journalistes peuvent conduire à de l’autocensure. Julia Macher est plus modérée : « À chaque fois que je tweete, je réfléchis à deux fois avant de poster. Ce n’est pas de l’autocensure, mais de la vigilance sur un sujet aussi sensible. »
« Nous assumons être des journalistes engagés » – Miquel Riera, El Punt-Avui
En Espagne, la frontière entre journalisme, militantisme et communication est assez poreuse. Les études de journalisme et de communication sont d’ailleurs communes à l’Université. Dans la rédaction d’El Punt-Avui, à Gérone, à 100 kilomètres au nord de Barcelone, Miquel Riera (57 ans), directeur de la rubrique culture de l’édition nationale du journal, revendique sa pensée indépendantiste : « Nous assumons d’être des journalistes engagés en faveur des causes justes que sont la démocratie et la justice. » Une position claire et assumée : un drapeau indépendantiste flotte à l’entrée de la rédaction et le journal affiche même un ruban jaune sur son logo. Il est possible, souligne-t-il, « de donner son avis si les gens savent que ce qu’ils lisent est écrit par un journaliste d’une sensibilité ou d’une autre ».
En Catalogne, le gendarme de l’information s’appelle le CAC (le Conseil audiovisuel de catalogne). Cet organisme financé à 97 % par la Generalitat en 2017 est chargé de contrôler « le pluralisme, la neutralité et l’honnêteté informative […]. » (source : site officiel du CAC).
Accusée de diffuser de la propagande par Madrid, TV3 se défend en brandissant un rapport du CAC datant du 19 octobre 2017. Le rapport indique que TV3 respecte le pluralisme contrairement à TVE, la télévision publique espagnole. TV3 a donné 48 % de son temps de parole au « gouvernement catalan » et 30 % au « gouvernement central de Madrid » le 1er octobre 2017, jour du référendum d’autodétermination.
Un rapport à prendre avec précaution, selon Gabriel Colomé, car « les membres du CAC sont majoritairement indépendantistes. » Le CAC est le reflet de la majorité parlementaire. Sur six membres, quatre appartiennent à des partis pro-indépendance. De plus, le calcul du temps de parole est contesté par le professeur de sciences politiques : « Les arguments de l’opposition sont diffusés à des horaires peu regardés, en pleine nuit par exemple. »
En raison de ces pratiques, de plus en plus de non-indépendantistes refusent d’aller débattre à l’antenne de la chaîne régionale. « Beaucoup de collègues ont décidé de ne plus aller sur le plateau de TV3 car ils organisent des débats avec trois indépendantistes contre un seul non-indépendantiste », indique Gabriel Colomé. « C’est un faux débat, même le modérateur est indépendantiste ! ». Lui continue de se rendre à TV3 pour « ne pas laisser l’espace sans réponse, même si je sais que dans la logique de mes collègues, je participe à ce que le CAC présente comme de la pluralité. » Les débats sont souvent suivis de commentaires virulents sur les réseaux sociaux. « Je sais que mes arguments triomphent quand je vois les réactions des indépendantistes sur Twitter. Parfois c’est dur, je me fais insulter. Mais je sais que j’ai fait quelque chose de bien. » Le professeur empruntera de nouveau l’escalier « rempli de rubans jaunes » qui mène aux studios de TV3, observant avec ironie que « s’ils ne sont pas indépendantistes, je ne comprends pas pourquoi ils mettent des lacets jaunes partout ».
Travail encadré par Henry de Laguérie, Jean-Baptiste Naudet, Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette.