La saison touristique n’a pas encore commencé à Salou. La mer est là, le soleil aussi. Mais il ne fait que douze degrés. Les rues sont vides, les parkings déserts et les rideaux des commerces encore baissés. La station a des allures de ville fantôme. Près de la plage, seuls “Burger King” et “McDonald’s” assurent le service pour les rares touristes présents.
Salou est la capitale de la Costa Daurada (Côte dorée), une bande littorale qui s’étend sur 200 kilomètres, dans la province de Tarragone, au sud de Barcelone. L’hiver, la ville compte 26 000 habitants. L’été, c’est presque six fois plus. Grâce, notamment, au parc d’attractions “Port Aventura”. Le premier d’Espagne et le troisième d’Europe, derrière “Disneyland” (France) et “Europa-Park” (Allemagne), avec 4,7 millions de visiteurs par an.
Deuxième destination de Catalogne derrière Barcelone, Salou est un bon baromètre du tourisme dans la région. Depuis cet automne, les visiteurs sont moins nombreux que d’habitude et des professionnels du secteur s’inquiètent pour la haute saison. En cause, le référendum sur l’indépendance du 1er octobre 2017 et la crise politique qui a suivi.
La Catalogne attire 18 millions de touristes par an. Le secteur représente 12 % du PIB régional. Mais selon l’INE, l’Institut espagnol de la statistique, le chiffre d’affaires du tourisme a chuté de 9,6 % en octobre et novembre et de 15 % en décembre. Au premier trimestre 2018, l’association patronale “Exceltur” anticipe un recul de 10 % dans l’hôtellerie, de 6,8 % dans la location de voiture et de 3,5 % dans le transport de voyageurs.
Les retraités espagnols « boycottent » la région
Près du port de plaisance de Salou, l’entreprise “Click & Booking” loue 120 appartements touristiques. Emmanuel Becker, le responsable à la barbe mal taillée, a fait ses calculs. « Après le référendum, on est passé de + 20 % de réservations par mois par rapport à l’an dernier à – 20 % », souligne le Français, installé depuis douze ans en Espagne.
Les retraités espagnols, qui font d’ordinaire vivre la station en basse saison, « boycottent » la région. « Ils ne veulent plus dépenser un centime en Catalogne », insiste Emmanuel Becker. La perte est double. « D’une part, on loue moins d’appartements. D’autre part, on casse les prix pour les remplir. » Les rabais flirtent avec les 40 %.
A Barcelone, Antoni Cuadrada, directeur stratégique chez “Horwath HTL Espagne”, un cabinet de conseil spécialisé dans le tourisme, avance un autre argument. « Les tour-opérateurs étrangers ne proposent plus la destination Catalogne, explique-t-il. Ils ne veulent prendre aucun risque. » Cet automne, les images d’affrontements entre la police antiémeute espagnole et les militants indépendantistes ont marqué les esprits.
« Pourquoi les touristes iraient-ils ailleurs ? »
A l’entrée de la plage de Salou, quatre drapeaux flottent au vent. Aux couleurs de la Catalogne, de l’Espagne, de l’Union européenne. Le dernier représente la Torre Vella (Vieille tour), construite ici par l’Eglise en 1530 pour protéger les pêcheurs des pirates.
Michèle et René, retraités, 64 ans, terminent leur promenade. Habitants du Touquet (Pas-de-Calais), ils passent l’hiver sur la Costa Daurada depuis trois ans. « L’autre jour, un cafetier m’a dit que la ville allait souffrir cet été », raconte Michèle. Le couple n’est pas du même avis. « Pourquoi les touristes iraient-ils voir ailleurs ? », demande René, étonné.
« Personne ne choisit ses vacances en fonction de la situation politique ! » Alim, Yanis, Hicham et Sahim, 20 ans, étudient l’informatique à l’IUT de Cachan (Val-de-Marne). Ils profitent des vacances de février pour découvrir la région entre copains. « On est venu sans se poser de questions », avoue Alim, le leader du groupe. Lui non plus ne croit pas à une chute du tourisme. « C’est beau, proche de la France et pas cher », argumente-il.
Le futur divise les commerçants unionistes et indépendantistes. Albert Fornes, un grand gaillard de 38 ans, tient le “Xiringuito Fornes”, un bar de plage ouvert entre avril et octobre. Séparatiste convaincu, il est par nature optimiste sur l’avenir. « Je ne suis pas inquiet. » En juillet et en août, il embauche trois salariés. Les bons jours, il réalise jusqu’à 1000 € de chiffre d’affaires. « Les touristes espagnols seront peut-être moins nombreux, reconnaît-il. Ce n’est pas grave, ils dépensent moins d’argent que les autres vacanciers ».
Les unionistes redoutent « un désastre »
Escabeaux, perceuses, seaux de peinture… La discothèque “Kiss” est en plein travaux. Guillermo Lavado, le patron des lieux, 47 ans, a moins de certitudes. Originaire de la région de l’Estrémadure, dans le sud-ouest de la péninsule ibérique, il a voté contre l’indépendance. « On ne sait pas ce qu’il va se passer, avoue-t-il. L’Espagne doit rester unie. » L’été, il emploie une trentaine de personnes. Et il accueille près de 1 000 fêtards par soir, dont 80 % de touristes. « J’espère qu’ils vont revenir. Sinon, je m’en vais. »
Au restaurant “Gaucho Steak House”, le gérant, William Schmidt, 51 ans, redoute « un désastre ». Ici, en pleine saison, il sert 500 repas quotidiens et emploie une quinzaine de personnes. « Les défenseurs de l’indépendance n’ont pas pensé au secteur touristique », grimace-t-il. Néerlandais, il n’a pas pu prendre part au référendum organisé par la Generalitat. Sinon, « évidemment », il aurait voté contre l’indépendance.
William Schmidt compare la crise politique actuelle à la crise économique qui a frappé l’Espagne en 2008. « À l’époque, on a perdu 30 % de chiffre d’affaires et on a licencié 40 % du personnel », se souvient-il. Le restaurateur pourrait faire de même cette année. « Si, demain, la Catalogne devient indépendante, la situation sera identique voire pire qu’en 2008. Le tourisme va chuter pendant cinq ou dix ans. »
Gel des investissements touristiques
Sollicité, le complexe “Port Aventura” n’a pas souhaité répondre à nos questions. « Pour l’instant, la crise du tourisme est conjoncturelle, reprend le consultant Antoni Cuadrada. Si aucune solution politique n’est trouvée, si aucun gouvernement n’est formé dans les prochaines semaines, elle va devenir structurelle. »
Déjà, il observe un gel des investissements dans le tourisme. En clair, face au risque d’une sortie de la Catalogne de l’Union européenne et de la zone euro, les promoteurs suspendent leurs projets ou se tournent vers d’autres régions espagnoles. « Tout le reste de l’Espagne, à commencer par Madrid, va profiter de la crise », assure Antoni Cuadrada.
L’indice de confiance des entrepreneurs du tourisme mesure la différence entre les prévisions optimistes et pessimistes des acteurs du secteur. Selon “Exceltur”, en Catalogne, il a plongé depuis le référendum, passant de + 25 % en septembre 2017 à – 23 % en janvier 2018, contre + 20 % en Espagne.
A Salou, la chaîne américaine “Hard Rock Café” a annoncé l’été dernier un investissement de deux milliards d’euros. Elle souhaite construire un parc touristique de 74 hectares, composé notamment d’un casino, d’une salle de concert et d’un hôtel de 600 chambres, à côté de “Port Aventura”. Selon l’entreprise, le chantier devrait créer 11 500 emplois directs et indirects. L’abandon du projet serait une mauvaise nouvelle pour l’économie locale.
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Frédéric Traini, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon