Nous sommes en 2018 après Jésus-Christ. Toute la Catalogne est occupée par une majorité d’indépendantistes. Toute ? Non ! Car une région peuplée d’irréductibles Espagnols résiste encore et toujours. Ce territoire, c’est “Tabarnia”. Le 8 octobre 2017, quelques jours après le référendum d’indépendance de la Catalogne, 350 000 Espagnols manifestent à Barcelone. Leur objectif est simple : donner de la voix contre l’indépendantisme. Une première dans une région où les ambitions séparatistes occupent une large place dans le débat public. Suite au succès sans précédent de cette manifestation, un groupe d’unionistes décide de concrétiser une idée née en 2012 : la création d’une région fictive, Tabarnia. Le territoire existe. Il regroupe Barcelone, Tarragone et une large partie de la côte catalane. Elles sont les seules où les partis unionistes sont arrivés légèrement en tête aux élections au Parlement de Catalogne du 21 décembre dernier. Le constat est simple : fort de ses 5 600 000 habitants, ce territoire est le moteur économique de la Catalogne. Sans lui, la Catalogne ne compterait que 2 000 000 d’habitants, serait essentiellement composé de petites villes, sa capitale serait Gérone. Leur programme : « Si la Catalogne devient indépendante de l’Espagne, nous voulons devenir indépendants de la Catalogne ! »
L’idée se concrétise en décembre sur les réseaux sociaux. Très vite, le hashtag #Tabarnia devient viral. L’initiative amuse, plait et, surtout, convainc. Peu à peu, la blague prend forme. Un drapeau est créé, un gouvernement est nommé. Tabarnia devient une véritable défense anti-indépendantiste.
Para no llevar a equívocos : la bandera de Tabarnia es una mezcla entre las banderas de Tarragona y Barcelona (por razones obvias). El día que toda Tsbarnia las tenga en el balcón ¿te imaginas la cara que se les va a quedar a los de la estelada ? #Tabarnexit #Bcnisnotcat #Tabarnia pic.twitter.com/rl06MHcu4j
— Tabarnia Oficial (@Bcnisnotcat_) December 23, 2017
“Pour ne pas créer d’ambiguïté : le drapeau de Tabarnia est un mélange entre les drapeaux de Tarragone et Barcelone (pour des raisons évidentes). Le jour où tous les habitants de Tabarnia l’afficheront sur leur balcon, t’imagines la tête que feront ceux qui affichent le drapeau indépendantiste ? #Tabarnexit #Bcnisnotcat #Tabarnia ”
La presse nationale s’empare de l’idée. « Certains médias ont couvert notre première conférence de presse comme si nos revendications étaient sérieuses », s’amuse Tomas Guasch, figure nationale du journalisme de sport sur l’une des principales stations de radio nationales, Cope. Cette grande gueule a très vite été contactée par Tabarnia pour rejoindre ses rangs. Il est aujourd’hui le ministre des sports de la région. « Evidemment tout ceci n’est qu’une blague, mais sérieuse, affirme-t-il. Nous voulions simplement répondre aux moqueries incessantes des indépendantistes. Nous sommes un miroir qui reflète leurs absurdités. Nous copions tout ce qu’il font, mais à l’opposé. Simplement pour leur montrer le ridicule de la situation. » Première action du ministre des sports de Tabarnia, la nomination de Raúl Tamudo au poste de sélectionneur de l’équipe de football. Comble de la provocation, cet ancien joueur du RCD Espanyol Barcelone avait privé en 2007 son rival historique, le célèbre FC Barcelone, du titre de champion d’Espagne. Il avait égalisé à la toute dernière minute de l’avant-dernière journée de la saison. Clin d’oeil satirique, sa nomination à Tabarnia est un énième pied-de-nez aux séparatistes généralement pro-Barça.
De Twitter au terrain
Pour marquer les esprits, Tabarnia met en place son premier grand gag en janvier : la nomination d’un président, Alberto Boadella. Comme son confrère Carles Puigdemont, il part aussitôt en exil. Mais à Madrid.
Loin d’être apolitique, ce dramaturge espagnol de 74 ans s’est illustré toute sa carrière dans son combat contre le nationalisme catalan. Sympathisant de la gauche antifranquiste catalane dans les années 70, il passe par le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC, Parti des socialistes de Catalogne) qu’il quitte suite à un profond désaccord sur la position indépendantiste du parti. Cette ‘dérive’ le conduit à soutenir la plateforme “Ciutadans de Catalunya” (Citoyens de Catalogne), genèse du jeune parti de centre-droit Ciudadanos fondé en 2006. Son engagement ne l’empêche néanmoins pas de continuer sa carrière théâtrale. Du 8 au 11 février 2018, il présentait un spectacle basé sur le mythe de Pablo Picasso. Avec toute la provocation qui le caractérise, il déclare que “les trois quarts de la production de Picasso étaient de la merde”. Lors de son “élection” à Tabarnia en janvier, il se présente par ces mots : “Je ne suis qu’un clown, mais à côté d’eux, je suis un amateur !”.
Derrière l’humour, la position de Tabarnia est éminemment politique, sans pour autant être partisane. « Nous ne serons jamais un parti politique mais nous portons un message, tempête Tomas Guasch. Si un jour une force politique entre dans le mouvement, ce sera un énorme problème. » Mais cette récupération n’est aujourd’hui pas d’actualité. Pour Sonia Sierra, députée Ciudadanos au parlement catalan, son parti ne tirerait aucun bénéfice à s’intéresser au mouvement : « Les Espagnols comprennent que Tabarnia est une parodie, une bonne parodie d’ailleurs. Leur président est avant tout un comique. Nous nous décrédibiliserions si nous participions à ce mouvement. » Esther Niubó, députée du PSC, dénonce même une « idée perverse » : « Nous savons déjà que les arguments des indépendantistes ne sont que non-sens. Pas besoin de les moquer et de les ridiculiser. »
« Eux ils pleurent, nous on rigole »
Esther Niubó connaît visiblement bien ses adversaires. Dans le camp des indépendantistes, cette blague passe mal. Dimanche 18 février 2018 à Barcelone, des airs de “Nuit Debout“ règnent sur la Plaça de Catalunya (Place de la Catalogne). Face à face, séparatistes et unionistes se partagent les lieux. Sans se parler, sans s’affronter, sans débattre. Les habitants de Tabarnia se sont donné rendez-vous pour épaissir les rangs unionistes. De l’autre côté du no man’s land du centre de la place, les séparatistes voient le mouvement d’un mauvais oeil. « Ils se moquent de millions de Catalans, s’exprime un manifestant. Tabarnia, c’est l’extrême-droite.» Cette accusation, Antonio Robles, journaliste et membre de Tabarnia, la réfute catégoriquement : « Depuis les années 80, l’argument massue des nationalistes, c’est que tout ce qui ne va pas dans leur croyance est possiblement d’extrême-droite, s’insurge-t-il. C’est écoeurant. »
« Eux ils pleurent, nous on rigole. » Cette phrase, Sylvie ne cesse de la répéter. Sur la place de la Catalogne, cette bénévole de Tabarnia alpague les quelques curieux pour leur présenter la région. Au chômage depuis sept ans, Sylvie ne s’était auparavant jamais engagée dans une cause : « J’ai toujours voté pour le parti des animaux, vous imaginez bien qu’avant, la politique, je n’en avais rien à faire ! » Mais derrière son large sourire se cache une frustration qui ne cesse de croître au fil des années. « J’ai 57 ans, je suis née en France, j’ai habité en Italie et en Belgique. Cela fait trente ans que je suis à Barcelone, raconte-t-elle. Je me suis toujours fait insulter par les indépendantistes qui ne supportent pas ce mélange de nations. Pour eux, il faut être Catalan et rien d’autre. »
Une bataille de l’humour
Depuis des années, les indépendantistes catalans sont connus pour manier la dérision et la moquerie, mais ils ne sont pas habitués à ce qu’on leur renvoie la balle. L’émission “Polonia”, diffusée tous les jeudis en prime time sur TV3 depuis 2006, en est un parfait exemple. Mélange de “Groland” et des “Guignols de l’info”, on y retrouve un Mariano Rajoy plus vrai que nature représenté comme un diable dans une comédie musicale ou un Franco se masturbant devant les violences policières pendant le référendum d’octobre. Evidemment, ce ne sont que des comédiens grimés.
Mais l’émission connaît un succès retentissant en Catalogne. Avec entre 700 000 et 950 000 téléspectateurs, “Polonia” est régulièrement le programme le plus regardé de Catalogne sur sa case horaire. L’émission permet de faire circuler de nombreuses revendications indépendantistes. « Tabarnia est la première réponse par l’humour des unionistes, confie Tomas Guasch. Ils l’ont très mal pris. Ils rient de tout le monde, sauf d’eux-mêmes. »
Mais les blagues les plus courtes sont-elles vraiment les meilleures ? Si certains responsables du mouvement assurent que Tabarnia ne restera qu’une plaisanterie, d’autres restent plus prudents : « Tout dépend du contexte dans lequel évoluerait le débat sur l’indépendance, avoue Antonio Robles. Le sort de Tabarnia est entre les mains des séparatistes. Tant que les discussions seront aussi tendues et aussi ridicules, nous continuerons. » Une analyse partagée par Tomas Guasch, plus pessimiste que jamais : « Tabarnia disparaîtra en même temps que les idées indépendantistes, lorsque le bien commun sera revenu. C’est-à-dire jamais ».
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.