À Barcelone, pour la fête nationale, on ne dépose pas des fleurs au pied de la statue d’un héros vaillant. On rend plutôt hommage à un combattant blessé, taillé dans le bronze avec un masque de souffrance. Rafael Casanova, dernier gouverneur de la Catalogne, n’a pas les allures d’un De Gaulle, ni d’un révolutionnaire victorieux. De toute façon, la fête nationale ne célèbre pas une victoire, mais une défaite, celle du 11 septembre 1714, le jour où la Catalogne a perdu son autonomie, après le siège de Barcelone par les troupes de Philippe V d’Espagne. Et puis l’un des principaux héros du catalanisme – mouvement qui vise à défendre et promouvoir la culture catalane – a été fusillé par les franquistes en 1940, après s’être fait attraper en France par la Gestapo pendant son exil au moment de la guerre civile espagnole. Le Stade olympique de la capitale catalane porte aujourd’hui son nom, Lluis Companys.
À Barcelone, quand on manifeste pour la libération des leaders indépendantistes, on se recueille près de leurs photos éclairées de bougies avant de faire une minute de silence. On récite des poèmes, et on chante “L’estaca” (le pieu), un chant anti-franquiste, les larmes aux yeux. Si les indépendantistes devaient commémorer des morts, ils ne s’y prendraient pas autrement. En réalité, les anciens membres du gouvernement catalan sont en détention provisoire, ou en exil, accusés de rébellion et sédition. À Barcelone, en 2018, 43 ans après la mort du dictateur, des chants de résistance à Franco résonnent encore dans les rues, depuis le pied de la cathédrale, chaque mercredi soir.
« En Catalogne, nous n’avons pas de héros, nous avons des martyrs », résume le sociologue indépendantiste Salvador Cardùs. Cette phrase aux allures de devise aurait pu être prononcée par beaucoup d’autres Catalans. Une sorte de prophétie auto-réalisatrice : les indépendantistes se voient comme les éternelles victimes de la domination de Madrid. Cette martyrologie influence la politique aujourd’hui : quand ils ont déclaré unilatéralement la République catalane le 10 octobre 2017, les leaders sécessionnistes savaient qu’ils empruntaient la voie de l’illégalité et qu’ils risquaient la prison.
« Ça en dit beaucoup sur le peuple catalan, non ? », plaisante Josep Valcarce. Cet ingénieur de 54 ans est un fervent indépendantiste. Et s’il reconnaît la tendance « masochiste » de son propre peuple, il essaie de se détacher du terme de martyr, qu’il « n’aime pas ». Ce mot est souvent utilisé par les unionistes pour décrédibiliser leurs adversaires. Difficile pourtant de ne pas relever un recours fréquent à la rhétorique de la victimisation chez les indépendantistes. Pour eux, l’Etat espagnol, quelle que soit sa forme, persécute le peuple catalan et cherche à anéantir sa culture depuis 1714. Aujourd’hui, la monarchie s’inscrirait encore dans la continuité du régime de Franco. Les partisans de l’indépendance se sentent méprisés, ignorés par le gouvernement national qui voudrait grignoter leurs droits et libertés. Certains, comme Mathieu Arveiller, infirmier, issu d’une famille d’indépendantistes, se voient même comme « les Juifs d’Espagne ». Carole Viñals, historienne spécialiste de la Catalogne, confirme que cette analogie avec le peuple victime de l’Holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale, est présente dans l’esprit de nombreux Catalans.
La cicatrice des années Franco
« Au fil des siècles, l’Etat espagnol a tout fait pour nier notre culture », assène la voix rauque et posée de Marta. L’institutrice de 57 ans justifie son engagement politique pour l’indépendance par ce sentiment de persécution, au cœur de l’histoire de son peuple. Elle arbore fièrement le ruban jaune des « prisonniers politiques » sur sa doudoune. « Je ne l’enlèverai pas tant qu’ils ne seront pas libérés », sourit-elle, sur un ton de défi. « Mon histoire personnelle et l’histoire de la Catalogne ont eu une grande influence sur mes opinions ». Comme de nombreux Catalans de son âge, elle a grandi dans un pays encore sous la coupe du dictateur Franco, dans les années 1960 et 1970, où l’expression des cultures régionales – basque, andalouse, et bien sûr, catalane – était muselée.
Lourdes Pinyu, elle, se souvient, avec une fierté nostalgique du premier coup de matraque qu’elle a reçu, à l’âge de 12 ans. Elle avait accompagné son père, un 11 septembre à la statue de Rafael Casanova, pour commémorer le siège de Barcelone (la fameuse fête nationale d’aujourd’hui). Aujourd’hui elle est présidente d’Òmnium Cultural, une association culturelle très influente, engagée pour l’indépendance, à Sant Andreu, un quartier tranquille du Nord de Barcelone.
« Vous imaginez alors ce qu’on ressent quand on aperçoit le drapeau franquiste dans les manifestations unionistes », suggère Cristina, institutrice dans la même école que Marta. Sa voix résonne comme une complainte. Sur le drapeau de l’Espagne franquiste, derrière les armoiries espagnoles, se tient un austère et menaçant aigle noir entouré de la devise “Una, grande, libre” (Une, grande, libre). L’institutrice attrape un Post-it pour tenter de le dessiner. Devant son échec cuisant, elle éclate d’un rire strident, avant de reprendre un ton grave. « Personne n’accepterait un drapeau nazi dans une manifestation, dénonce-t-elle. Pourtant, Franco était aussi un dictateur qui a tué et emprisonné des milliers de personnes ».*
« Ne parle pas comme un chien ». Cette phrase résonne encore aux oreilles de Lourdes. Elle l’entendait à l’école quand elle parlait « la seule langue qu’elle connaissait », sa langue maternelle, le catalan. Pendant les années de dictature, il fallait se cacher pour le parler. Aujourd’hui, les indépendantistes s’arc-boutent sur cette langue qui leur est si chère et qu’ils craignent de voir disparaître. Surtout depuis quelques jours : dans un projet de loi, le gouvernement espagnol prévoit de proposer aux parents d’élèves de choisir dans quelle langue leurs enfants recevront leur enseignement. « Mais si on cesse de l’enseigner dans les écoles, le catalan va disparaître », s’inquiète Cristina.
Chez Montse Gilbau, militante indépendantiste comme son compagnon Josep Valcarce, ce sentiment de persécution reste ancré et s’accompagne d’une peur éternelle de voir disparaître la culture catalane : « Avant, l’indépendance était un idéal, une utopie. Aujourd’hui, c’est une nécessité : si la Catalogne n’est pas indépendante, elle va mourir. »
« Une dictature déguisée »
Les indépendantistes ont aujourd’hui le sentiment d’être au cœur d’une crise dans la droite lignée de leur histoire de peuple opprimé, depuis le XVIIIème siècle par les pouvoirs autoritaires qu’a connu l’Espagne, la monarchie et le franquisme. Suite au référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017 et à la proclamation de la République catalane par le chef du gouvernement catalan, Carles Puigdemont, Madrid a pris le contrôle de la région, en vertu de l’article 155 de la Constitution espagnole. Cette mise sous tutelle inquiète les indépendantistes qui y voient une nouvelle tentative de l’Espagne d’anéantir définitivement leur mouvement. Josep en est convaincu, « le gouvernement s’est servi du référendum comme excuse pour prendre le contrôle de la Catalogne. »
Selon Montse, l’Espagne va leur retirer de plus en plus de droits, et d’ici peu, il leur sera même interdit de se réunir, comme sous Franco. « La seule différence, c’est que pendant le franquisme on savait que c’était une dictature, donc on se cachait. » Pour Marta et Cristina, cette comparaison a tout son sens : « c’est une dictature déguisée en démocratie, où l’on emprisonne les gens pour leurs opinions politiques. Chaque jour, il y en a un nouveau qui tombe ».
Ce parallèle entre le régime actuel et celui de Franco ne tient pas pour l’historien indépendantiste Joan B. Culla. Mais ce professeur de l’Université autonome de Barcelone comprend que les militants aient le sentiment d’une histoire qui se répète. « La répression de l’Etat espagnol face à l’organisation du référendum du 1er octobre a été violente et indifférenciée. C’est ce qui a fait penser au franquisme dans le subconscient collectif. »
La mémoire des pierres
« Les indépendantistes essaient de faire croire qu’il y a une continuité entre la dictature et la démocratie d’aujourd’hui. » Pour Joaquim Coll, cette stratégie de victimisation ridiculise les indépendantistes – qu’il appelle « nationalistes » ou « suprémacistes ». Cet historien est le porte-parole de Societat civil catalana, une association qui milite pour l’union de l’Espagne. Selon lui, « les indépendantistes passent leur temps à se raconter des histoires, en particulier celle d’un peuple oppressé mais résistant, qui marche vers sa liberté ». Comme lors de la « grande cérémonie organisée à Barcelone à l’occasion du tricentenaire du siège de Barcelone [le 11 septembre 2014]. C’était incroyable… » Joaquim rit jaune au souvenir de cette grande parade « à la fierté de l’identité catalane ».
Ce jour-là, le gouvernement catalan inaugurait le musée del Born. En plein coeur de Barcelone, cet ancien marché aux superbes structures métalliques a une valeur hautement symbolique. Son histoire tumultueuse est représentative des conflits successifs entre Barcelone et Madrid, de 1714 à aujourd’hui. Ferdinand Manau, 73 ans, est un habitué des lieux. Il traverse souvent le musée, semi-ouvert sur la ville et accessible gratuitement. Il en raconte l’histoire avec passion.
Après la guerre de succession d’Espagne (1701−1714), le quartier del Born est entièrement rasé, pour que le roi, Philippe V, y fasse construire une citadelle militaire, assurant le contrôle de Barcelone et de ses habitants. Détruite un siècle et demi plus tard lors d’une révolte, la citadelle est remplacée par un marché. « En 2002, on a voulu faire de ce marché à l’abandon une bibliothèque, mais en creusant on a découvert les ruines du quartier détruit, datant de 1714. Alors on en a fait un musée. »
Emmitouflé dans une écharpe jaune, couleur des militants indépendantistes, Ferdinand, exalté, évoque ces ruines, superbement conservées, que l’on surplombe, comme sur une terrasse, depuis le rez-de-chaussée du musée. Cet endroit, concentré de l’histoire moderne de Barcelone, nourrit la fierté de Catalan oppressé de Ferdinand. Il est la métaphore de son engagement politique : « Ces ruines sont là pour nous rappeler ce que nous étions, ce que nous avons perdu avec la guerre en 1714 et ce que nous voulons devenir ».
*L’historien britannique Anthony Beevor fait état de près de 200 000 morts dus à la répression franquiste dans son ouvrage de référence sur la guerre d’Espagne, La Guerre d’Espagne, Calmann-Lévy, 2006, pp. 180–181
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini et Cédric Rouquette.