Ce matin de février, un jeune couple avec un vélo pliable entre dans l’Agence de consommation de Barcelone, située dans le bâtiment du ministère régional de l’Energie. Ils présentent leurs cartes d’identité, prennent un ticket, remplissent un formulaire et attendent leur tour sur une chaise en plastique devant quatre guichets. Ces jeunes gens sont venus signaler qu’une succursale de l’office du tourisme de la ville a refusé… de leur parler catalan. Devant une brigade de secrétaires équipées d’oreillettes ultra-modernes chargées de recueillir les doléances, d’autres plaignants viendront plus tard dénoncer eux aussi des commerçants, des hôteliers, des restaurateurs, qui contreviennent aux lois linguistiques de la région. En parlant espagnol en Espagne.
Elaborées par la Generalitat, le gouvernement régional, ces lois obligent, depuis 2005, les commerçants de Catalogne à accueillir leurs clients en leur parlant en catalan. Selon l’exécutif local, chaque Catalan a le droit fondamental de ne parler que sa langue. Pour s’assurer de l’application de ce règlement, des bureaux de « garanties linguistiques » ont été créés la même année à Barcelone, Gérone, Tarragone, Lérida et Tortosa. Leur rôle ? Recueillir et transmettre les doléances aux agences de la consommation. Un Catalan qui estime que son droit n’a pas été respecté peut venir dans une agence de consommation, comme le couple au vélo, ou bien déposer une plainte en ligne. Le gouvernement régional a une politique transparente, structurée, qui vise à marginaliser l’usage de l’espagnol sur le territoire de la région autonome.
Cheveux bouclés, lunettes et pull à paillettes, une responsable qui préfère rester anonyme explique le fonctionnement de son agence : « Ici, nous recueillons toutes les plaintes et nous mandatons des inspecteurs en civil vérifier la situation sur le terrain. Si le manquement aux lois linguistiques est avéré, nous envoyons un courrier dans lequel nous demandons à l’entreprise de se mettre en règle dans les trois mois et nous vérifions que cela a bien été fait. S’ils n’ont pas pris les bonnes dispositions, l’entreprise devra payer une amende qui peut aller jusqu’à 1 800 euros. Et bien sûr, toutes les plaintes restent anonymes. » En 2015, l’agence de Barcelone a dépêché 973 fois ses inspecteurs sur le terrain pour 502 infractions vérifiées. Au total, les fraudeurs ont dû verser 51 600 euros à la “police linguistique” de Barcelone.
La discrimination positive en faveur du catalan est organisée par les nationalistes catalans. En 2009, Santiago Espot, président de l’association indépendantiste Catalunya Acció (Action pour la Catalogne) reconnaît publiquement avoir déposé 3 000 plaintes anonymes contre des commerçants qui n’utilisaient pas le catalan. Invité à débattre sur des plateaux de télévision, applaudi lors de meetings en Catalogne, l’homme d’affaires a été vivement encouragé par les partisans de l’indépendance de la région.
Les citoyens catalans engagés dans la protection de leur langue régionale
L’année suivante, la mise en place des bureaux de “garantie linguistique” suscite une vive polémique dans l’opinion publique. Pour les unionistes, l’administration régionale serait en train d’institutionnaliser un système fondé sur la délation. « La délation, ce serait un commerçant qui dénoncerait son voisin, conteste l’avocat Josep Anton Lopez Alvarez, spécialiste du droit catalan et castillan. Là, ce sont des citoyens qui demandent qu’on respecte leur droit. D’ailleurs, le statut officiel de la région autonome est clair à ce sujet : la langue propre de la Catalogne, c’est le catalan. »
Les Catalans ont le droit d’utiliser le catalan et ils ont aussi le devoir de parler le castillan. L’article 3 de la Constitution espagnole stipule que « le castillan est la langue officielle de l’État » et que, en tant que langue officielle, « tous les Espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l’employer. » En Catalogne, les citoyens doivent pouvoir choisir entre l’emploi du catalan et du castillan.
Toutefois, l’avocat, qui a soigneusement accroché à sa veste de costume un écusson en forme de ruban jaune (signe de ralliement porté par les indépendantistes), reconnaît que les positions se sont radicalisées. « Autrefois, on entrait dans une boutique, on essayait de parler catalan mais si on nous répondait en castillan, on changeait de langue. On se disait que ce n’était pas grave, puisqu’on parle les deux langues. Depuis quelques mois, les Catalans ne veulent plus baisser les yeux. »
Les Catalans ne baissent plus les yeux et ceux qui ne parlent pas la langue régionale sont invités à s’adapter. Dans le quartier de l’Université de Barcelone, Edouardo, un migrant cubain installé ici depuis vingt ans, a dû changer le nom de sa boutique de cosmétiques l’année dernière : « J’ai reçu un avertissement oral, ce n’était pas bien méchant. Mais disons qu’on te fait vite comprendre que tu n’as pas le choix. » Cosméticos Orgánicos est devenu Cosmètics Orgànics.
« Le problème, c’est que le droit linguistique ne s’applique pas aux magasins qui utilisent l’anglais, par exemple, s’indigne Ernesto Lopez Vallet, jeune encadrant de la Societat civil catalana (Société civile catalane), une association opposée à l’indépendance. Seules les boutiques qui utilisent le castillan sont visées. Comme si on cherchait à nous diviser entre hispanophones. » Issu d’une famille 100 % catalane, cet étudiant en droit et en politique déplore le durcissement en cours : « Je ne dirais pas que le climat est dictatorial, c’est un mot trop violent, mais légalement, ces lois linguistiques posent un problème parce que tous les citoyens sont censés avoir le choix entre le catalan et le castillan. »
« Les gamins font trois heures d’anglais par semaine et deux heures d’espagnol. »
Ainsi va la vie à Barcelone en 2018. Devantures de restaurants, signalisation routière, annonces dans le métro, noms des rues : l’espagnol se marginalise et le catalan est partout. « Cela n’a pas toujours été le cas, rappelle Marita Rodriguez, qui a présidé pendant quinze ans l’Association pour la tolérance et milite à Barcelone pour la défense d’une société catalane bilingue. Le catalan a été interdit en-dehors du cercle familial durant les quarante années de la dictature franquiste. »
À la mort du général Franco en 1975, seuls la moitié des Catalans comprenaient leur langue régionale et un tiers d’entre eux l’écrivaient (estimation faite par la Generalitat). Les nationalistes au pouvoir entre 1980 et 2003, menés par Jordi Pujol, ont fait du retour du catalan une priorité. Pour cela, ils ont changé la loi. Marita Rodriguez se souvient qu’au début, il s’agissait d’introduire quelques heures de catalan à l’école primaire. Il fallait sauvegarder cette richesse culturelle régionale. Dix ans plus tard, l’espagnol a presque disparu des établissements scolaires publics : « Aujourd’hui, les gamins font trois heures d’anglais par semaine et deux heures d’espagnol. Le reste est en catalan. » En 2015, selon les chiffres officiels de la Generalitat, 95 % des habitants de la Catalogne comprenaient le catalan, 80,5 % le parlaient et 50 % l’écrivaient. Pourtant, un tiers de la population catalane n’a pas grandi dans la région.
Jusqu’où ira la langue catalane ? Pour le comprendre, direction le ministère régional de la Culture, qui abrite le bureau des « garanties linguistiques » de la ville. Juché en plein cœur du quartier de Raval, à quelques pas des Ramblas, ce sanctuaire de la langue est protégé par des caméras de surveillance et des gardes. L’identité des visiteurs y est contrôlée. Les sacs sont fouillés. À l’accueil comme dans les étages, le catalan est de rigueur. La directrice générale de la politique linguistique de la région, Ester Franquesa, doit nous y accueillir pour un entretien. Depuis une semaine, les échanges se font en catalan, grâce à l’usage sommaire d’un traducteur en ligne. L’heure du rendez-vous est fixée, l’agenda ficelé. Dernière requête avant la rencontre tant attendue : demander la permission d’être accompagné d’un interprète. Cinq minutes plus tard, faute de traducteur disponible et faute d’accord pour faire venir quelqu’un de l’extérieur, l’entretien est annulé, même si la directrice parle comme nous anglais et espagnol.
Jusqu’à présent, indépendantistes et unionistes étaient d’accord sur un point : la Catalogne doit rester bilingue. La politique linguistique menée par la Generalitat semble vouloir briser ce statu quo. Au fond, à quoi servent ces lois, ces contrôles, ces amendes ? Pour Sònia Anglada i Campàs, l’assistante d’Ester Franquesa, qui s’excuse pour le rendez-vous manqué et nous raccompagne à la sortie, la réponse sonne comme une évidence : « À terme, nous souhaitons que l’espagnol disparaisse totalement. »
Photographie de une réalisée par l’Association pour la tolérance en 1994, à Barcelone.
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.