La nostalgie se lit dans le regard de Roberto Reyes. Cela fait 17 ans qu’il vit en Catalogne. Retourner en Equateur, il en a rêvé pendant quatorze ans.« J’ai toujours gardé une valise de retour pendant ces quatorze ans. Ici, il y a un bon environnement, mais tu n’as pas ta culture, tes amis … ». Aujourd’hui, Roberto, 62 ans, est gardien de parking dans sa ville de Terrassa, dans les environs de Barcelone. En arrivant ici, il ne savait même pas qu’il venait en Catalogne. Pour lui, c’était l’Espagne et, surtout, le pays qui avait donné un travail à sa femme, agente de sécurité. Des enfants et des petits-enfants plus tard, Roberto a, dit-il, pris conscience « des valeurs de cette terre, et des droits fondamentaux de la Catalogne ». Dix-sept ans ans après être arrivé en Espagne, il fait partie de ceux qui ont voté “Si”, oui à l’indépendance de la Catalogne.
Mais s’il en a mobilisé certains, le débat sur l’indépendance a aussi augmenté la pression autour d’une population immigrée sommée de se prononcer par son environnement. Fernando Arriola, président argentin de l’association de migrants pro-indépendance Si, amb nosaltres (Oui, avec nous), n’hésite pas à diviser cette population en deux catégories. D’un côté, ceux qui ont décidé de vivre ici et qui ont intégré l’idée d’indépendance et, de l’autre, ceux qui espèrent encore rentrer au pays, hermétiques à cet idéal. Cette division binaire met dans l’embarras une partie des immigrés catalans qui, dans un contexte électoral, sont forcés de répondre à une question qui n’est pas la leur. « Les indépendantistes veulent assimiler tout le monde, mais ils ne font que creuser le fossé entre les deux camps », déplore Lionel*, à Tarragone. Arrivé d’Argentine il y a maintenant cinq ans, lui reconnaît que « la culture catalane est très différente du reste de l’Espagne », mais vit mal les campagnes politiques « agressives » des militants pro-indépendance.
Quelle identité catalane ?
En plein centre de Barcelone, dans le quartier de Raval, les drapeaux népalais et pakistanais côtoient ceux de la Catalogne et de l’Espagne. Pourtant, dans les rues de ce barrio à forte population maghrebine et indo-pakistanaise, la majorité des personnes interrogées ne se sentent pas Catalanes. Devant sa boucherie halal, Saïd, d’origine pakistanaise, toise les passants qui défilent dans l’étroite ruelle. « Pour moi, je suis arrivé en Espagne, pas en Catalogne, affirme-t-il. Et, aujourd’hui encore, je pense toujours la même chose. » Au fil de la crise d’indépendance, cette défiance s’est cristallisée. Pour construire un nouveau pays, il faut aussi construire une identité. Mais laquelle ? Y a‑t-il une seule identité catalane ?
[quote cite=” Saïd, boucher pakistanais dans le quartier de Raval”]Pour moi, je suis arrivé en Espagne, pas en Catalogne. Et, aujourd’hui encore, je pense toujours la même chose.[/quote]
Mario Soria, responsable du secteur Immigration à l’association indépendantiste Assemblée nationale catalane (ANC), est amer. Il regrette que le débat ait opposé identité catalane et identité espagnole, et mis de côté ceux qui se reconnaissent dans une identité multiple selon leurs origines. « C’est comme lorsque deux parents se séparent, lance-t-il, et qu’on demande aux enfants de choisir l’un des deux. »
Selon une étude réalisée par la Generalitat (le gouvernement catalan) après le référendum du 1ᵉʳ octobre, 60 % des personnes nées à l’étranger ont voté “non” à l’indépendance. Idem pour les enfants nés de deux parents étrangers. Il faut attendre la troisième génération pour voir la tendance s’inverser.
Ces chiffres montrent le fossé générationnel, mais aussi l’efficacité du projet éducatif catalan. Antonio Robles, fondateur du parti de gauche unioniste dCIDE , y voit une intégration à marche forcée et estime que les enfants de migrants non-hispanophones ont été « endoctrinés pour grossir le vote des indépendantistes ».
Tu parleras catalan
Le processus d’immersion à la catalane a fait de la langue l’un des principaux facteurs d’intégration. A l’école, dans les institutions, au travail, parler catalan n’est certes pas indispensable, mais ne pas le parler reste un frein. Devant la mosquée Tariq à Raval, Yassine, d’origine marocaine, déplore qu’à son travail, on lui « demande de parler catalan ». Plus loin, dans une brasserie chilienne du centre de Barcelone, Juan admet lui aussi que c’est « au travail seulement » qu’il a appris la langue de Lulle.
Mais parler catalan s’apprend. Pour les personnes issues de l’immigration sud-américaine dans les années 1980, émigrer en Espagne signifiait s’affranchir de la barrière de la langue et s’intégrer plus rapidement. Dans une société où le catalan est omniprésent, certains immigrés latinos ont ainsi développé un rejet spontané de la langue et de la culture locales. Yeny Batista, avocate d’origine dominicaine, reconnait que « la Catalogne a une langue et une culture propres ». Mais elle affirme aussi que bon nombre de ses clients lui disent « ne pas comprendre » la pression autour de l’apprentissage du catalan, alors que le castillan leur suffit.
Gabriel Fernandez, élu à la mairie de Sabadell, au nord de Barcelone, et d’origine uruguayenne, ne partage pas cette position. Pour lui, il était « logique d’apprendre le catalan » lorsqu’il est arrivé il y a quinze ans. Aujourd’hui dans la structure politique d’Esquerra republicana de Catalunya (ERC, indépendantiste), il évoque avec incompréhension « ceux qui sont là depuis 40 ou 50 ans et qui ne le parlent pas ». Pourtant, Lola Lopez, vice-présidente de la commission Immigration à la mairie de Barcelone, assure que dans le centre linguistique qu’elle dirige, c’est la population hondurienne qui est la plus demandeuse de cours de catalan.
De cette idée qu’une population hispanophone serait plus réticente à apprendre le catalan est née la théorie selon laquelle les populations non-hispanophones seraient plus “catalanisables”. Najat Driouech, députée fraîchement élue au Parlement catalan en décembre dernier, admet que, « pour un non-hispanophone, il est plus facile de se mettre au catalan. » Mais cela ne se fait nullement au détriment du castillan, selon la jeune femme née au Maroc.
Les multiples visages de la diversité à Barcelone
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Indépendances croisées
Chez certains immigrés, l’identité indépendantiste s’est aussi construite en résonance avec l’histoire de leur communauté d’origine. Omar Diatta est originaire de Casamance, une région indépendantiste du sud du Sénégal. Il vit à Barcelone depuis 2004 et, s’il a rejoint le mouvement pour l’indépendance de la Catalogne, c’est qu’il est persuadé que « les pays indépendantistes suivent une lutte commune ». Il exprime « [s]on obligation morale de participer au développement de ce pays comme à celui de la Casamance ». Dans une lettre ouverte aux 400 000 latinos de Catalogne publiée avant le 1‑O (référendum du 1ᵉʳ octobre), Gabriel Fernandez avait lui aussi joué la carte de l’histoire et de la colonisation. Toutes proportions gardées, il admet que la Catalogne n’est pas sous le joug d’une colonisation mais que « certaines situations s’en rapprochent ».
[quote cite=“Fernando Arriola, Président de l’association Si, amb nosaltres”]En tant qu’Argentin, je ne reconnais pas la mère-patrie espagnole, et les Catalans non plus, c’est pour cela que je lutte pour l’indépendance. [/quote]
Fernando Arriola est, lui, plus catégorique. « En tant qu’Argentin, je ne reconnais pas la mère-patrie espagnole, soutient-il, et les Catalans non plus, c’est pour cela que je lutte pour l’indépendance ». Écartelés entre cette “mère-patrie” qui les a accueillis et cette région qui leur a donné du travail, tous n’ont pas pu se résoudre à un choix. Un dilemme qui risque de durer.
*Le prénom a été modifié
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini et Cédric Rouquette.