« Deux de nos enfants sont pour l’indépendance. Notre passé n’y change rien. » Mercedes et son mari, Manuel, sont d’origine andalouse. En ce samedi 24 février, ils ont gagné la Plaça de Catalunya (Place de Catalogne) de leur ville, Esplugues, située à six kilomètres à vol d’oiseau du centre de Barcelone. Cette commune de 45 000 âmes fait partie de la comarque de Baix Llobregat, le territoire qui entoure Barcelone. Les deux octogénaires viennent y fêter, comme chaque année, le Día de Andalucía (la journée de l’Andalousie). Au programme, danses, chansons andalouses et communion autour d’un repas gratuit : les migas, spécialité faite à l’origine pour cuisiner les restes de pain sec. Une saveur de jeunesse pour Manuel et Mercedes. Cela fait cinquante-deux ans que ce couple fier de ses racines a quitté le sud de l’Espagne pour rejoindre une terre alors en pleine industrialisation, la Catalogne.
Mais la question de l’indépendance divise aujourd’hui les Catalans d’origine et ces immigrés venus de l’intérieur de l’Espagne (Andalousie, Castille, Galice ou encore la région de Murcie), attachés à l’unité du pays. « Notre intégration était facile à l’époque, elle ne l’est plus aujourd’hui », raconte en castillan Mercedes, qui a travaillé dans le textile à son arrivée en Catalogne. Les mariés avaient profité de la “grande transformation” des années 1960–1970 : l’arrivée des usines Fiat (devenues Seat à la mort de Franco), le boom de la construction… Le pourtour de Barcelone attire sur 500 km² les entreprises, et de fait, les petites mains.
L’immigration ouvrière fait bondir la population de la ceinture rouge. Opposés à la dictature, les travailleurs, qu’ils parlent castillan ou catalan, se rassemblent sous la bannière communiste. « Fiers comme s’ils étaient dans la résistance », affirme Francesc Castellana, président de la fondation Utopia. Lors de la lutte anti-franquiste (de 1970 à juin 1977), la région est désignée par le régime dictatorial comme formant la “ceinture rouge”. Les ouvriers entendent défendre les libertés démocratiques, de meilleures conditions de vie et de travail, mais aussi le retour au statut d’autogestion de la Catalogne en vigueur jusqu’en 1934. Dès les premières élections suivant la mort de Franco, le 15 juin 1977, la gauche l’emporte dans les banlieues. Pour plusieurs décennies.
Une prise politique
Mais aux élections régionales de décembre 2017, tsunami. Une vague orange submerge la ceinture rouge (cartes interactives ci-dessous). Le parti de centre-droit Ciudadanos (Citoyens), emmené par Albert Rivera et Inés Arrimadas, conquiert les banlieues historiquement socialistes de Barcelone.
Fait inédit : le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC, Parti des socialistes de Catalogne) se retrouve en deuxième voire troisième position dans toutes ces municipalités. C’était « le premier objectif » de Ciudadanos, et ce dès les années 2000, affirme Antonio Robles, ancien membre du parti. Le bastion de la gauche que représente la ceinture rouge a voté pour un parti « de droite » qui ne dit pas son nom, selon le fondateur du parti Unión, Progreso y Democracia (UPYD, Union du progrès et de la démocratie). « Un Partido popular (PP, Parti populaire) moderne et qui maîtrise sa communication », résume Esther Niubó, la députée socialiste. Une sorte d’En marche ! à l’espagnole.
Ce résultat n’étonne pas Mercedes, qui, sans se départir de son sourire rose bonbon, soutient que la question de l’indépendance a pesé lourd. Les électeurs ont été selon elle « désenchantés » par le positionnement du PSC. Dans sa commune, les socialistes ont été crédité de 20,81 % des voix, contre 32,56 % pour Ciudadanos. Esther Niubó reconnaît que son parti s’est montré « conciliant » envers les revendications nationalistes. Sur la question fiscale notamment : le PSC réclame une plus large autonomie pour la Catalogne. Il rejoint ainsi l’argumentaire nationaliste, selon lequel la région donne plus à l’Etat central qu’elle ne perçoit.
A côté, l’opposition assumée de Ciudadanos répond mieux aux attentes des habitants, majoritairement contre l’indépendance. L’une des 32 députés oranges – ils étaient trois en 2006 -, Sonia Sierra Infante, confirme que « les votes [pour son parti] viennent surtout du Parti socialiste ». Elle analyse : « Les électeurs sont fatigués par les revendications indépendantistes, surtout les Espagnols. » La députée distingue de façon littérale (mais pas seulement) les immigrés venus d’autres régions d’Espagne des Catalans d’origine. « La peur de devoir retourner dans leur région d’origine a déclenché une réaction épidermique », traduit Francesc Castellana, à l’initiative du film documentaire El cinturón rojo (2016), qui a recueilli le témoignage oral de 33 émigrés. Selon lui, l’incertitude face à une hypothétique indépendance frappe surtout « les travailleurs ayant haussé leur niveau de vie ».
Dans la queue pour se faire servir à la louche les migas, tous s’accordent sur la raison principale de leur venue en Catalogne : « el trabajo » (le travail). Ils ont fui la pauvreté, attirés par la richesse de la région – un cinquième du PIB espagnol aujourd’hui. Quarante ans plus tard, selon les émigrés, les Catalans ne veulent plus financer les territoires espagnols les plus pauvres. Difficile à accepter pour ceux qui ont contribué à cette prospérité économique et « aim[ent] [leur] terre d’origine comme la Catalogne », revendique avec fierté Estrella, venue avec ses amies au Día de Andalucía.
Terrain miné
L’année prochaine auront lieu les élections municipales. Pour l’instant, aucune mairie de la ceinture rouge n’est aux couleurs de Ciudadanos. Mais la députée PSC Esther Niubo « a peur que cela puisse changer ». Selon elle, entre cinq et dix villes – sur les trente que compte la ceinture rouge – passeront à droite. Traditionnellement en Catalogne, les habitants votent différemment à l’échelle du pays et de leur ville. Leurs préoccupations premières concernent la santé et l’éducation. Des thématiques de gauche. Mais la question de l’indépendance, omniprésente, polarise désormais le débat politique.
Dans la comarque de Baix Llobregat, on n’étale pas ses convictions sur la place publique. Âgé seulement de cinq ans lorsqu’il foule pour la première fois le sol catalan, Juan José est aujourd’hui président de l’association culturelle andalouse d’Esplugues. A propos du succès de sa fête, il avance fièrement le chiffre de 800 spectateurs. Mais à l’écart des odeurs de barbecue, il évoque une « aggravation des relations entre les cultures. » Le tabou se vérifie : Matias, 77 ans, béret et convictions vissés sur le crâne, rechigne à donner son avis sur l’indépendance. Ouvrier dans la métallurgie, puis employé d’une charcuterie, il est pourtant volubile sur la culture andalouse, ses chants et ses danses. Il conseille au couple formé par Mercedes et Manuel de ne pas trop se confier : « On ne sait pas où nos paroles vont atterrir… » Pour toute réponse, le papi andalou lui tire la langue.
Les jeunes aussi sont présents sur la Plaça de Catalunya. Assis en cercle entre amis d’enfance, ils revendiquent leurs traditions « inculquées par leurs parents ». Marta, trentenaire, avoue n’utiliser le catalan qu’au travail. L’avis des jeunes sur l’indépendance n’est pas différent de celui de leurs aînés, mais la transmission du vote est plus ténue. L’attachement des colons de la ceinture rouge au mouvement ouvrier, incarné par les syndicats, les partis communiste et socialiste, n’est pas partagé par leurs enfants. Ciudadanos est une alternative d’autant plus tentante qu’elle est jeune elle aussi, porteuse d’un « projet progressiste, libéral et européen », vante leur députée Sonia Serria Infante. La formation est de plus éloignée des soupçons de corruption ayant entaché récemment les partis traditionnels que sont le Parti populaire de Mariano Rajoy et le Parti socialiste. Francesc Castellana, habitant de la banlieue depuis toujours, se désole : « La ceinture rouge reflétait le contraire de ce qu’elle est désormais. »
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.