« Adolescent, j’écoutais Gainsbourg et Birkin sur les ondes françaises. En Espagne, les chansons érotiques étaient interdites. » Josep Maria Gil, 65 ans, est né à Llívia. Dans cette petite enclave espagnole des Pyrénées françaises, il a grandi entre deux pays. « Entre la liberté et la dictature ». « Le matin, au collège français, je chantais la Marseillaise. Au football après la classe, on chantait la Cara al Sol » (l’hymne franquiste), se souvient-il, attablé dans la pâtisserie qui porte son nom depuis 35 ans, dans la rue principale de la ville. Enfant de l’Espagne de Franco, Josep Maria est heureux d’avoir pu jouir « du bol d’air frais » que lui a offert la culture française, à quelques minutes de chez lui.
À 1 224 mètres d’altitude, entre les sommets enneigés, Llivià est au carrefour des langues et des cultures. « Là, c’est la route vers Narbonne, là vers Barcelone, là vers Andorre, et celle-là c’est vers Madrid », indique M. Gil de sa main nue, alors que le thermomètre affiche zéro degré. Entre l’Hexagone et l’Espagne, les habitants de l’enclave de 12,8 km² et des alentours font des va-et-vient de part et d’autre des frontières sans y prêter attention. Dans les années 1990, les Français venaient se divertir dans les bars et restaurants hispaniques, attirés par les prix bas. Aujourd’hui, les Espagnols se rendent en France pour y acheter du fromage de qualité.
Dans la Carrer del Raval, artère principale de Llívia : le silence. De temps à autre, quelques “Buon Dia” s’échappent d’entre les portes de restaurants qui s’ouvrent et se ferment, pour accueillir les touristes gelés par la neige. Près de six mois après le référendum pour l’indépendance de la Catalogne, quelques estaladas (drapeau indépendantiste) flottent encore aux fenêtres. Le statut de Llívia rend l’expérience de la crise catalane inédite pour ses habitants déjà physiquement séparés de l’Espagne.
Complicité française
Dans la petite ville, on raconte le 1ᵉʳ octobre, jour du référendum pour l’indépendance de la Catalogne, comme un scénario de film d’espionnage, dans lequel des Français catalans jouent le rôle des complices. Dans les cafés et restaurants de Llívia, on rapporte que les urnes auraient été transportées jusqu’à l’enclave espagnole par un Catalan d’Elne, un village près de Perpignan. « On nous l’a dit une dizaine de jours après le référendum », dit Albert Torres, 45 ans, gérant du café de la ville, en enchaînant les expressos. « Tout cela doit rester secret », admet l’adjoint au maire de Llívia, Josep Pous, 50 ans, refusant de divulguer l’identité de ce mystérieux porteur d’urne.
Beaucoup se souviennent aussi de la coopération de leurs voisins français lorsque le gouvernement espagnol a bloqué le serveur internet pour perturber le vote. Laurent Leygue, maire d’Estavar, une commune française voisine, s’implique pour l’indépendance de la Catalogne. Il a partagé la connexion de son téléphone pour permettre aux catalans de s’exprimer. À Llívia, 80 % des votants ont dit “Si !” à l’indépendance. Parmi eux, le pâtissier Josep Maria. L’inflexible indépendantiste peine à garder son calme quand il parle de Madrid. « Vous Français, vous avez tout arrangé à coup de guillotine en 1789 », raille-t-il. Son arme à lui, c’est le vote. Le jour du référundum, Josep Maria était, dès 5 heures du matin, à l’hôtel de ville de Llívia pour réclamer la séparation de la Catalogne et de l’Espagne.
Protégés par des lois historiques
Le natif de l’enclave raconte, les poings serrés, la stratégie des habitants pour bloquer la Guardia civil, police militaire espagnole, déployée dans la Catalogne pour suspendre le vote. Posté sur le toit de la petite mairie, un habitant guettait les horizons montagneux. Les yeux rivés sur la frontière, il était chargé de surveiller l’arrivée de la police. « Je voulais qu’ils viennent !, s’esclaffe Monsieur Gil, emporté par la fougue du 1ᵉʳ octobre . Je voulais qu’ils traversent la frontière ! ».
La route internationale, qui relie l’enclave à l’Espagne depuis le traité des Pyrénées de 1659, est administrée par les deux pays limitrophes. Long de 6 km, ce cordon ombilical raccorde Llívia et Puigcerda, première ville espagnole après la frontière . « On voulait les bloquer avec des tracteurs entre les deux villes espagnoles », explique M. Gil. Ainsi, la Guardia civil se serait trouvée coincée sur l’axe franco-espagnol, armée en territoire français. La loi du XVIIème siècle interdit le port d’arme sur la route. Ils avaient tout prévu. Mais ça n’a pas eu lieu. Le gouvernement espagnol n’est pas intervenu à Llívia. Dans ce territoire espagnol de France, les habitants ont été protégés des opérations policières qui ont embrasé la Catalogne.
Des échappatoires
Josep Maria emprunte cette route au statut particulier tous les jours. Ni la gendarmerie nationale française, ni les forces de l’ordre espagnoles ne peuvent y intervenir. Mais il est commun de les croiser de chaque côté des frontières, prévient l’homme aux yeux rieurs. Et ce voyage ne fait pas exception. Arrivé à Puigcerda, il aperçoit les agents de la police militaire de la Guardia civil qui contrôlent l’entrée des automobilistes en Espagne. Sa voiture n’a plus de plaque d’immatriculation. Elle est tombée lors d’une sortie familiale en montagne. Rusé, il lance avec assurance : « Je connais un moyen des les éviter ». Un virage à droite, par la route qui passe devant l’hôpital transfrontalier et quelques minutes plus tard, il observe dans son rétroviseur la police espagnole qu’il vient de contourner. Le sexagénaire s’amuse à défier les forces de l’ordre du gouvernement madrilène.
Déterminé à voir sa Catalogne indépendante, il ne pense pas à quitter l’Espagne pour la France, comme certains habitants de Llívia à l’époque du franquisme. Pourtant, « d’ici, il y a une cinquantaine de chemins différents pour aller chez vous ». Mais aux yeux du pâtissier, la France, symbole de liberté de son adolescence, n’est plus ce qu’elle était. Il parle du président Emmanuel Macron comme de Mariano Rajoy : « Des dictateurs assoiffés de richesse et de pouvoir ». Josep Maria a foi en l’autonomie de sa région. « Avec un peu de chance, je serai peut être encore là pour la voir ».
[box title=“Pourquoi Llívia est-elle une enclave espagnole en France ? ” box_color=”#f53f3C” radius=“16”]Le statut particulier de Llívia remonte au XVIIème siècle. Après plus de vingt années de guerre, les royaumes de France et d’Espagne signent, en 1659, le traité des Pyrénées et se partagent leurs territoires. Louis XIV récupère 33 villages de Cerdagne. Mais Llívia, étant une ville et non un village, demeure sous la couronne espagnole. Voilà plus de 300 ans que l’enclave est entourée par ses voisins français. [/box]
Travail encadré par Alain Salles, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.