« Ce n’est pas son rôle d’engager la ville de Barcelone dans un bateau où on n’a pas envie d’embarquer. » Stéphanie Badey, résidente en Espagne depuis onze ans, n’a pas voté « pour ça » en 2015. La question d’un référendum pour l’indépendance de la Catalogne ne se posait pas à ce moment-là. Dans son programme municipal, Ada Colau se prononçait pour « l’exercice du droit de décider sous la forme d’un référendum ou d’un consultation » sans annoncer quelle issue elle souhaiterait en voir ressortir. En août 2017, deux ans après son élection à la tête de la mairie de Barcelone, Ada Colau ne s’est positionnée ni en faveur ni contre l’indépendance de la Catalogne. Voilà ce qui a contrarié Stéphanie Badey.
Sur les sept partis élus en décembre au Parlement de Catalogne, En comù podem (Ensemble nous pouvons), parti auquel est affiliée Ada Colau, est le seul à ne pas prendre une position claire concernant la question de l’indépendance de la région. Dans un sondage réalisé par la mairie de Barcelone interrogeant 800 personnes en décembre 2017, Ada Colau a obtenu une note d’approbation de 5,3÷10 de la part des citoyens. Au sein de cette société où la pression sociale est si forte que tout le monde s’oblige à choisir un camp, électeurs et habitants de Barcelone sont divisés face à ce cas unique de ni-ni catalan.
Ada Colau a pour habitude d’aller là où on ne l’attend pas. En 2014, alors connue de la communauté barcelonaise en tant que présidente de la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire), l’activiste s’unit avec d’autres acteurs sociaux, pour lancer un mouvement afin de remporter la mairie de Barcelone. Claude, cheffe de vente de voyages touristiques de 39 ans, à Barcelone depuis seize ans, voit « enfin la lumière ». Ce mouvement fait l’effet d’un « grand bol d’air frais » à Laura O., Catalane de 33 ans. Se situant hors du bipartisme traditionnel, loin des soupçons de corruption qui ternissent l’image de la classe politique, Barcelona en comù (Barcelone en commun) se veut proche des gens et transparent sur son fonctionnement. Les réunions hebdomadaires avec les citoyens leur permettent de se différencier des autres partis. Les déclarations et diminutions de salaires des conseillers municipaux renouvellent la perception des électeurs vis-à-vis du rapport entre l’argent et les partis politiques. Aux élections municipales de 2015, Barcelona en comù convainc 25 % des électeurs. Ada Colau devient la maire de Barcelone mais son groupe est minoritaire : il occupe seulement onze des 41 sièges du conseil municipal.
Au moment de cette élection, le débat sur l’indépendance de la Catalogne se dessine déjà en toile de fond. Renforcée par la crise immobilière depuis 2008, la question d’une séparation de cette région de l’Etat central ne se pose toutefois pas encore. A l’approche du référendum organisé par la Generalitat, le gouvernement régional de Catalogne, en octobre 2017, Barcelona en comù n’a pas à se positionner pour ou contre l’indépendance. Le « ni nationaliste ni indépendantiste » d’Ada Colau sur la chaîne Antena 3 en août 2017 ne convainc pas ses opposants politiques ni ses électeurs.
« C’est impossible de ne pas se prononcer »
Stéphanie Badey, professeure d’université à Barcelone, et son compagnon Cesar Saeta Marina sont déçus de la position de celle pour qui ils ont voté. Cesar, informaticien de 39 ans, est intransigeant : « En tant que maire de la capitale de la Catalogne, c’est impossible de ne pas se prononcer. » La non-position d’Ada Colau détonne avec le reste des maires catalans. La maire d’Anglès, une petite ville à 100 kilomètres de Barcelone, a annoncé à la RTBF en novembre 2017 que « sur 948 maires en Catalogne, 760 sont pour l’indépendance. »
L’édile de Barcelone estime sans doute qu’en se retirant du débat, elle contribue à l’apaiser. Ce n’est pas l’avis de certains de ses électeurs. « Maintenant je pense que c’est obligatoire de choisir un camp, se désole Laura O.. C’est triste mais c’est comme ça. Ne pas prendre position n’aide en rien selon moi. » Laura est devenue indépendantiste sur le tard. A l’annonce du référendum, la jeune femme pensait voter contre. En cause : l’illégalité du scrutin, prononcée par le Tribunal constitutionnel espagnol. Au fil de la journée du 1ᵉʳ octobre, constatant les violences perpétrées par la Guardia civil à l’encontre des Catalans voulant voter, Laura a coché la case “Sì”. « C’était symbolique, se souvient-elle, c’était plus un vote d’opposition par rapport au gouvernement central. » Aujourd’hui, Laura est engagée pour la cause indépendantiste auprès des associations Òmnium Cultural et ANC.
L’annonce de son positionnement a affaibli Ada Colau. Pour Laura O., la crise de l’indépendance a montré qu’Ada Colau pouvait subir de nombreuses pressions de la part de divers partis d’opposition. Elle ajoute, dépitée : « Maintenant, on sait qu’elle est finalement un peu fragile. » La maire de Barcelone s’est démarquée pendant son mandat par sa volonté de moderniser les transports et d’instaurer des limites pour les plafonds des loyers et contre les expulsions abusives. Son statut minoritaire au sein du conseil municipal l’a parfois bloquée pour mener à bien ses projets.
La question de l’indépendance a éclipsé les autres sujets politiques à tous les niveaux : national, régional et municipal. Claude et Cesar disent tous les deux en avoir « marre » que ce sujet prenne toute la place. Autant médiatiquement que politiquement.
« En politique, rien de pire que de ne pas donner d’avis »
Marie* est persuadée que l’indépendance n’est pas le seul enjeu pour la mairie et que la majorité municipale a la volonté de le souligner. « Si les gens se disent déçus, c’est qu’ils n’avaient pas bien lu son programme », martèle-t-elle avec élan. « En politique, il n’y a rien de pire que de ne pas donner d’avis. Elle ne voulait pas vexer les indépendantistes et en même temps ne pas renier sa position anti-indépendantiste : c’est pour ça que les gens la critiquent. », poursuit-elle. Marie est responsable des relations internationales dans une organisation citoyenne de la ville. Cette Française originaire de la région parisienne est arrivée à Barcelone en 2009. En 2015, elle a voté pour Ada Colau « de tout son coeur ». De plus en plus impliquée dans le mouvement Barcelona en comù, Marie pense que l’édile a toujours été très claire sur son opinion.
De son côté, Adoration Morillas a accueilli l’annonce de la posture de la maire avec un grand enthousiasme. Elle regrette que ceux qui ne veulent pas se positionner soient pointés du doigt : « Ici, ou tu es indépendantiste ou tu es fasciste ! » Adoration a voté à l’élection municipale en 2015 avec beaucoup d’espoir : « Ada Colau représente toutes les luttes d’une société terriblement conservatrice. »
Le 1ᵉʳ octobre, 42 % des votants inscrits se sont rendus aux urnes. Les anti-indépendantistes représentaient moins de 8 % des votants. Adoration Morillas en faisait partie. Elle avait décidé de ne pas aller voter ce jour-là. A l’instar de Laura O., cette architecte de 60 ans a changé d’avis pendant la journée en voyant les vidéos de violence sur les réseaux sociaux.
Dans une interview pour Brut, Ada Colau insiste : « Notre volonté est surtout de pouvoir avoir un gouvernement plus autonome en Catalogne. » En n’étant ni pour ni contre l’indépendance, Ada Colau souhaite signifier qu’elle n’est pas pour l’indépendance telle qu’elle est proposée par les partis mais qu’elle n’est pas non plus pour que la Catalogne reste dans la situation actuelle avec le gouvernement de Mariano Rajoy. Claude et Raul Sanz l’entendent de cette oreille et se reconnaissent dans ce parti-pris. Raul est responsable du budget de l’agence du logement de Catalogne. Selon lui, « les gens au milieu étaient complètement pénalisés » pendant les débats. En tant que Catalan né à Barcelone, il porte plus d’importance aux élections municipales qu’aux autres élections. Raul estime que ce conflit prend beaucoup trop de place par rapport aux autres enjeux de la société. « Pour les élections du Parlement catalan en décembre, c’était la seule question, se souvient-il. Personne n’a lu le programme des députés ! »
Les prochaines élections municipales auront lieu en 2019. Stéphanie et Cesar craignent que la question de l’indépendance empêche la maire de se présenter pour un second mandat à la tête de la ville. Si Ada Colau annonçait sa candidature, Stéphanie assure qu’elle privilégierait ses actions pour la ville dans son choix de vote malgré sa déception concernant le ni-ni. « Aucun autre parti ne me représente », se résigne-t-elle.
La position ni indépendantiste ni nationaliste qu’ont adoptée Ada Colau et son parti Barcelona en comù attise les suppositions. Même au sein de son électorat. Parmi les personnes interrogées, seuls Claude et Raul pensent que le ni-ni n’était pas une tactique politique. Pour le reste, la maire a une opinion personnelle : indépendantiste pour les uns, anti pour les autres… En laissant ses électeurs dans le doute, Ada Colau faillit à la promesse de faire de la transparence une priorité dans son mandat.
*Ce prénom a été modifié.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Cédric Molle-Laurençon, Jean-Baptiste Naudet et Henry de Laguérie.