Arola sait ce qu’elle veut faire quand elle sera grande. Et surtout, où. Elle sera institutrice à L’Esquirol. Cette fillette de 8 ans aux yeux bleu azur légèrement cachés par sa frange blonde n’a jamais voyagé hors de Catalogne et n’en ressent pas le besoin. Elle veut vivre à L’Esquirol, « per sempre ! » — pour toujours ! —, précise-t-elle en catalan.
Au cœur de la région d’Osona, à 90 kilomètres au nord de Barcelone, L’Esquirol, 2 200 habitants, encore baptisé Santa Maria de Corcó jusqu’en 2014, est un village paisible où tout le monde se connait. Ici, les élections mobilisent, depuis des années, deux fois plus qu’ailleurs. Aux élections régionales de septembre 2015, 78 % des habitants du village se sont rendus aux urnes. Et 90 % d’entre eux ont voté pour des partis indépendantistes.
À L’Esquirol, les habitants s’intègrent grâce à la langue catalane
Pol Badibanga est à la recherche d’une « justice » pour son peuple. Casquette du FC Barcelone posée sur la tête, ce curé ne passe pas inaperçu. Originaire de la République démocratique du Congo, il est prêtre à L’Esquirol depuis quatre ans. « Avec mon sentiment de Congolais martyrisé, je rencontre presque le même cri de détresse chez le peuple catalan. »
« Ici, si vous voulez bien vivre, il faut parler catalan. » Parti d’Afrique vers l’Europe il y a presque sept ans pour effectuer une « mission d’Église », Pol se plaît à L’Esquirol. Pour s’intégrer, il a dû apprendre le catalan, une nécessité pour pouvoir prêcher dans le village. Il est aujourd’hui parfaitement bilingue. Il affirme par ailleurs que les immigrés venus s’installer à L’Esquirol sont les premiers à réclamer l’apprentissage du catalan. Dans le village, une petite communauté musulmane s’est formée au fil des années. « Elles sont quatre ou cinq familles marocaines », précise Pol. Et il reconnaît un « effort louable » de la part des habitants pour intégrer ces étrangers. « Les étrangers vivent bien en Catalogne. Ici, les gens sont heureux. »
À L’Esquirol, on trouve surtout des paysans et des commerçants locaux. Mais la majorité de la population active exerce hors du village, principalement dans les villes de la Plana de Vic (Plaine de Vic, capitale de la région d’Osona), comme Vic, Manlleu ou encore Torelló. Eux travaillent essentiellement dans de petites usines, des commerces ou comme enseignants. « Si la Catalogne devenait indépendante, économiquement elle deviendrait beaucoup plus puissante, affirme Xavier Pamiès, traducteur de 58 ans. En tant que moteur économique de l’Espagne, elle est condamnée à payer les déficits des autres communautés autonomes. »
Toute la vie de L’Esquirol s’articule autour de l’usage du catalan. À l’école El Cabrerès – qui accueille les 120 enfants du village âgés de 3 à 12 ans — la classe se fait exclusivement en catalan. Pour Margarida Paradell, directrice de l’établissement, le catalan permet aux enfants de se sociabiliser. « Les enfants parlent en espagnol avec leurs parents. Mais à l’école, ils s’intègrent grâce au catalan. Les deux langues sont très liées. »
« Si les enfants se mettent à parler en espagnol, on est en danger ! », s’inquiète Nuria Turro. Elle craint que dans « moins de dix ans, [le catalan] ait complètement disparu. » Orthophoniste de l’école, elle s’efforce de traduire chaque manuel scolaire qu’elle utilise avec les enfants de l’espagnol au catalan. Le castillan, ils l’apprendront par d’autres voies, en regardant la télévision par exemple. Cette femme de 44 ans est déterminée à préserver le système scolaire tel qu’il est dans son village, c’est-à-dire un enseignement quasi-exclusivement en catalan, avec seulement deux à trois heures d’anglais par semaine.
Des fêtes pour affirmer son identité
Alex Montanyà, 44 ans, est maire Esquerra republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne) de L’Esquirol depuis novembre 2013. « La Catalogne, c’est un peuple dans un peuple », assure-t-il entre deux gorgées d’expresso. La semaine dernière, Madrid a annoncé que les parents pourraient bientôt décider, par le biais d’un formulaire, quelle langue serait majoritaire à l’école : castillan ou catalan. Les parents devront décider pour leurs enfants, qui seront ensuite répartis dans diverses classes selon la langue d’enseignement choisie. Le maire ne craint pas la mise en place d’une telle mesure. « Être démocrate, c’est être ouvert à tout », estime Alex Montanyà. Le maire de L’Esquirol ne serait pas contre une évolution qui tendrait vers un enseignement davantage hispanophone. Et qui concernerait directement ses propres enfants — de 3 et 6 ans — scolarisés à El Cabrerès.
À L’Esquirol, l’identité catalane se transmet aussi grâce aux fêtes organisées dans le village. En toute saison, les habitants, enfants comme retraités, se réunissent. Dans les rues, sur la place ou à l’église, les habitants célèbrent ensemble les fêtes chrétiennes : Noël, Pâques ou encore fête de la Vierge, le 15 août.
À certains moments précis de l’année, ils se rassemblent pour des fêtes purement catalanes, qui renforcent encore davantage leurs liens. En janvier, les habitants célèbrent la Saint-Antoine, la fête des fermiers. Née en 1822, elle est l’une des fêtes catalanes les plus anciennes. Toutes sortes d’animaux y sont mis à l’honneur pour que saint Antoine, patron des animaux, protège les bêtes de tous les maux. Chiens, chats, cochons ou encore hamsters sont bénis ce jour-là. Les propriétaires d’animaux domestiques se rendent dans l’église du village pour y faire bénir leurs compagnons à poils. Des centaines de personnes assistent à la procession avant que les animaux ne partent promener les enfants en charrettes à travers les ruelles du village.
La catalanité s’exprime également à la Saint Georges — Sant Jordi, patron de la Catalogne — le 23 avril. « On y célèbre l’amour et la culture », détaille le traducteur Xavier Pamiès. Ce jour-là, les hommes doivent offrir une rose à leur femme, en échange de laquelle ils reçoivent un livre. « Une fête un peu machiste », avoue timidement l’homme de 58 ans.
C’est au coeur du village, sur la place, entre l’église et la mairie, qu’une partie des habitants se réunit tous les lundis soirs depuis un mois pour soutenir les « prisonniers politiques ». Par ces termes, les indépendantistes qualifient les huit membres du gouvernement catalan démis par Madrid et incarcérés depuis le mois d’octobre. Accusés de rébellion et sédition, ils risquent jusqu’à dix ans de prison.
« Je me sens catalane »
« Llibertat Presos Politics ! », s’époumonent-ils. À 20 heures pétantes, malgré le vent frais, ils sont une vingtaine, en cercle, à chanter avec beaucoup d’émotion les paroles d’une chanson écrite par Els Esquirols, un groupe de musiciens du village, par solidarité avec les « prisonniers politiques ».
Parmi eux se trouve Rosa Recio. Fervente indépendantiste, elle a passé deux heures au mois d’octobre dans une prison fictive créée par l’association Òmnium Cultural pour « voir ce que ça fait d’être emprisonnée ». À 61 ans, cette institutrice à la retraite vit à L’Esquirol depuis trente ans avec son mari Roger, qu’elle a rencontré sur Las Ramblas de Barcelone. Née dans le nord de l’Espagne, elle s’est installée en Catalogne il y a quarante ans et compte bien y finir ses jours. « Je suis tellement bien ici. Je me sens catalane. » Rosa n’est pas capable d’expliquer pourquoi ce sentiment de catalanité est si extrême dans ce village. « C’est quelque chose de naturel pour nous. »
Xavier Pamiès, lui, espère qu’un jour, la Catalogne pourra devenir un État indépendant. « Si une culture n’a pas un État derrière, elle risque d’être engloutie par la culture qui appartient à l’appareil de l’État », soit la culture espagnole. « La Catalogne a un esprit travailleur qui est sûrement un de nos principaux signes d’identité par rapport à l’Espagne. »
À L’Esquirol, ils baignent dans l’indépendantisme
Rosa vit dans une grande maison au milieu d’une ruelle où flottent des dizaines de drapeaux catalans accrochés aux balcons et fenêtres. En pyjama, tasse de café au lait entre les mains, Rosa assume clairement ses opinions politiques. « Là, c’est un montage de Carles Puigdemont déguisé en roi », montre-t-elle sur son smartphone. À L’Esquirol, l’ex-président catalan destitué par Madrid est attendu tel le messie. « On espérait qu’il vienne ici, on l’attendait. » Malgré cette admiration pour le ancien président en exil, Rosa est contre la monarchie actuelle. Le roi Felipe VI ? Illégitime, selon elle. Elle souhaiterait voir un leader, élu par son peuple, diriger son pays. Rosa semble d’ailleurs nostalgique d’une période qu’elle n’a pourtant jamais connue : la seconde République espagnole (1931−1936). Sur la baie vitrée de sa terrasse est suspendu un rideau bien particulier : une succession de fils jaunes, rouges et violets, couleurs qui symbolisent cette période de « République avant la monarchie ».
« Puigdemont a été malin de partir à Bruxelles, sinon il serait en prison »
Fièrement, Rosa exhibe des photos prises le jour du référendum du 1er octobre 2017. Avec une majorité d’habitants, ils se sont approprié, la nuit du vote, la pelouse de la mairie. Ils y ont célébré une fête, la “desfullada”, et organisé des activités pour que, toute la nuit, des habitants restent éveillés pour protéger les urnes. « Nous étions inquiets mais heureux. Nous attendions ce jour depuis des années. »
Le résultat du référendum est tombé dans la nuit, mais Rosa n’avait pas peur de l’issue du vote. À L’Esquirol, plus de 91 % des habitants ont voté pour le “Oui” à l’indépendance. Ce qui inquiétait Rosa, c’est que des anti-indépendantistes parviennent à entrer dans la mairie et à « voler » les urnes. Et c’est ce qui a failli se produire, pense-t-elle. « Le soir du vote, trois hommes sont venus. Personne ne les connaissait. Ils nous ont fait croire qu’ils étaient là pour cueillir des champignons. On ne les a pas laissés entrer. » Par prévention, les habitants de L’Esquirol ont établi une stratégie : remplacer leurs urnes par de fausses. Ainsi, leurs votes étaient conservés en sécurité.
Mais depuis le référendum, Rosa ressent surtout de la tristesse. « Des gens sont en prison parce qu’ils ont fait ce qu’on leur a demandé. Pour un seul vote, on a d’énormes problèmes. »
De gauche, Rosa défend ardemment Carles Puigdemont. « C’est un homme honnête et courageux. Il a été malin de partir à Bruxelles, sinon il serait en prison aujourd’hui. » Mais pour elle, il est impossible de continuer encore longtemps sans leader. « Si Puigdemont ne revient pas, on devra élire un autre président. » Depuis les élections régionales anticipées du 21 décembre 2017, les partis indépendantistes n’ont toujours pas établi d’accord pour savoir qui sera à la tête de la Catalogne. Carles Puigdemont a proposé la candidature de Jordi Sànchez, le président de l’Assemblea nacional catalana (Assemblée nationale catalane), actuellement emprisonné.
Quant aux « autres », ceux qui votent différemment, ils sont minoritaires. Et « on ne sait pas de qui il s’agit », affirme Rosa. Dans un village aussi attaché à l’indépendance que L’Esquirol, les unionistes font profil bas.
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem et Cédric Rouquette.