A Les Borges Blanques, dans la province catalane de Lérida, tout le monde connaît Albert Tarrats. Ce septuagénaire au teint pâle et au regard perçant est le propriétaire d’un des bars les plus illustres de la ville, la “Cafétéria Slàvia”. Derrière le comptoir décoré d’affiches pro-indépendance, il salue ses clients en catalan. Pour les journalistes, l’homme est difficile à approcher. Il refuse la plupart des interviews, se méfie des smartphones et des enregistreurs vocaux. Il y a quelques années, il ne se rappelle plus de la date exacte, il a été arrêté par la police marseillaise « sans aucune raison ». Depuis, il soupçonne les autorités de l’avoir mis sous écoute.
Dans les années 1980, Albert était membre de l’organisation terroriste indépendantiste Terra Lliure (Terre Libre, en catalan). A l’époque, ce mouvement était implanté dans toute la Catalogne, même s’il ne comptait pas plus de 200 membres et avait peu de soutiens dans la population. Ses partisans étaient plus radicaux que les indépendantistes catalans d’aujourd’hui. Ils préconisaient la violence et préparaient leur actions dans la clandestinité.
Autour de Lérida, à 200 kilomètres à l’ouest de Barcelone, une quinzaine de militants étaient actifs. Albert était l’un d’eux, même s’il affirme avoir agi « à la périphérie du mouvement ». Ses camarades et lui faisaient tout pour mettre en avant l’indépendantisme catalan sur la scène médiatique. Leur mode opératoire : déposer des explosifs dans des bâtiments en lien avec l’Etat espagnol, comme les tribunaux, les bureaux ministériels et les postes de police, puis revendiquer le crime. En principe, les édifices devaient être vides pour éviter de tuer des civils. En tout, Terra Lliure a fait un mort et environ 70 blessés dans plus de 200 attentats commis entre 1978 et 1995. « Beaucoup de victimes ont eu les os cassés et des brûlures » explique José Vargas, le président de l’Association catalane des victimes des organisations terroristes. « Certains s’en sont remis rapidement. Pour d’autres, ce n’est pas le cas. »
Bilan : un mort
La nuit du 9 au 10 septembre 1987, à deux pas de la “Cafétéria Slàvia”, deux jeunes de Terra Lliure font exploser le tribunal de Les Borges Blanques. La veuve d’un policier espagnol, Emilia Aldomi Sants, 62 ans, meurt sur le coup. C’est l’unique décès lié au groupe armé, mais il a son importance. « Devant le bâtiment, la place était noire de suie, se rappelle Josep Domenech, le maire de l’époque. Il y avait des cendres partout. C’était vraiment triste. » Pour Albert, cet attentat était « stupide ». « Emilia était l’une des seules personnes indépendantistes du village, cela n’avait aucun sens. » Les motivations derrière ce crime ? Albert secoue la tête et garde le silence. Il n’aime pas parler de l’attentat. « Je sais ce qui s’est passé mais je ne veux pas en dire plus, sinon, je suis mort », assure-t-il. Les luttes internes au mouvement ont un rapport avec le dramatique dérapage.
Peu après le drame, les membres de Terra Lliure ont publié deux communiqués où ils affirmaient que la mort d’Emilia était un « accident lamentable ». Carles Castellanos, un linguiste qui se décrit comme l’un des « idéologues » du mouvement, confirme cette version. Selon lui, Terra Lliure cherchait avant tout à faire de la « propagande armée » – médiatiser l’indépendantisme grâce à la violence – en visant des bâtiments vides. La mort de civils ne pouvait qu’abîmer l’image de résistants que l’organisation souhaitait renvoyer aux journaux. Dans son annonce publique, le groupe terroriste s’est dit « profondément attristé pour cette victime innocente. » Mais il a aussi rappelé que « cette mort n’aurait pas eu lieu si la Catalogne avait été une nation libre. »
Josep Maria Renyé est un ami d’enfance d’Albert. Il n’a jamais fait partie de Terra Lliure mais a pris les armes sous le franquisme, au sein d’une organisation indépendantiste armée beaucoup plus violente, Epoca (Exèrcit Popular Català, Armée populaire catalane). Les membres de ce mouvement ont perpétré plusieurs assassinats, dont celui de l’ancien maire de Barcelone Joaquín Viola Sauret. Pour lui, « Epoca et Terra Lliure ont différentes façons de fonctionner. » Il tripote son badge au ruban jaune sur un fond noir, symbole de la solidarité avec les personnalités politiques indépendantistes emprisonnées, et explique : « Epoca se préparait à former une armée catalane s’il y avait une République catalane, alors que Terra Lliure, c’était pour faire des actions ponctuelles et symboliques. » Il concède néanmoins que Terra Lliure a accueilli en son sein d’anciens membres d’Epoca.
Éviter les arrestations
Carles Sastre, 55 ans, est l’un d’entre eux. Aujourd’hui président de l’Intersyndicale-CSC (association de syndicats indépendantistes), il a passé onze ans en prison pour homicide pendant le franquisme. Après s’être exilé en France, il est revenu à Lérida et est devenu l’un des dirigeants de Terra Lliure. Il a alors mis en place une stratégie inspirée d’Epoca pour éviter d’être arrêté par la police. « Les ordres n’étaient pas directs, décrit-il. Il y avait quelqu’un qui les donnait, un deuxième transmettait et un troisième exécutait ».
Albert a bien connu ce système. Pour lui, Terra Lliure, c’était un peu « la mafia ». « C’était toujours toi-moi, moi-toi, l’omerta et le silence. » Après avoir transformé la fabrique d’huile d’olives de ses grands-parents en discothèque, le vieil homme s’est occupé d’arranger des rendez-vous secrets entre les membres de l’organisation. « On était comme les vampires, on se rencontrait la nuit », dit-il, le visage impassible.
Le mouvement a également créé des Comites de solidaritat a les patriotes catalans (Comités de solidarité pour les patriotes catalans). « Ces organisations contactaient les familles et les gens des territoires où des militants [de Terra Lliure] avaient été emprisonnés » relate Carles Sastre. Elles leur offraient un soutien moral et financier. Et gagnaient des sympathisants à leur cause. Au bar “Slàvia”, Albert et Josep Maria se rappellent de cette époque. Ils sortent une immense photo de deux anciens de Terra Lliure, aujourd’hui décédés. Sur le cadre, une petite plaque de cuivre avec les mots “Patriotes catalans” gravés en majuscules.
Terra Lliure avait aussi une branche politique considérée comme plus respectable, et chargée de soutenir ses actions dans la presse ou à la télévision catalane TV3 : le Movimiento de defensa de la tierra (Mouvement de défense de la terre). Aujourd’hui, beaucoup prétendent avoir fait partie de ce mouvement sans avoir participé à la lutte armée. C’est le cas de Jaume Oliveras, le maire d’El Masnou, dans la banlieue de Barcelone, ou de Miquel Casals, un proche de Carles Puigdemont. Ce dernier avoue néanmoins avoir posé des explosifs de manière « occasionnelle » dans les années 1980.
L’indulgence des Catalans
A Les Borges Blanques, les années Terra Lliure restent présentes dans la mémoire de toute une génération. Une voisine du tribunal détruit en 1987 raconte : « J’ai entendu parler de Terra Lliure il y a presque quarante ans, quand j’avais 14 ans. Ils réclamaient l’indépendance mais ils étaient aussi terroristes. Et ils n’allaient nulle part. » Josép Tresck i Tarruella, 45 ans, renchérit : « D’où je viens, à Sant Guim de la Plana, dans la province de Lérida, il y avait une jeune femme qui appartenait à Terra Lliure, il y a environ trente ans. Ça nous inquiétait. »
Pendant huit ans, des écoles de la région ont visité le bâtiment détruit dans l’attentat de Les Borges Blanques. Le but : sensibiliser les jeunes élèves à la violence terroriste. Mais en 1995, l’édifice a été reconstruit et l’affaire enterrée. En 2017, trente ans après le drame, aucune cérémonie n’a été organisée. Il n’y a pas non plus eu de plaque commémorative. Pour l’ancien maire Josep Domenech, « c’est mieux d’oublier parce que si on repense aux faits, cela peut provoquer des divisions, des rancunes… » D’après lui, la famille de la victime souhaitait elle aussi éviter les commémorations. Sollicitée par Societat, la fille d’Emilia Aldomi Sants n’a pas souhaité répondre à nos questions.
A l’époque de l’explosion, peu de gens ont vraiment condamné les actions du groupe terroriste. C’est en tout cas ce que sous-entend Josep Domenech : « On avait l’image qu’à Terra Lliure, c’étaient des jeunes un peu exaltés, mais c’est tout. Les coupables de l’attentat de Les Borges participaient à des associations, c’étaient des gens normaux, ils n’étaient pas des assassins. »
José Vargas de l’AVCOT l’assure, la plupart des victimes considèrent que les membres de Terra Lliure ont « payé pour leurs crimes ». Beaucoup ont passé plusieurs années en prison. En 1995, ils ont tous été amnistiés par le gouvernement du Premier ministre espagnol José Maria Aznar (Parti populaire, droite). Le nombre réduit de victimes a joué pour beaucoup dans cette décision. Les Catalans sont aussi plus indulgents avec les terroristes lorsqu’ils sont originaires de leur région. « Un père va toujours justifier les actions de son fils, quoi qu’il fasse, déclare Vargas avec emphase. Qu’il soit mauvais ou bon. »
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem et Cédric Rouquette.