Cela faisait plus de quarante ans que Joan était un fidèle abonné de l’Espanyol Barcelone. Lundi, il a résilié son abonnement. La veille, cet homme de 64 ans, accompagné de son petit-fils, s’est fait agresser au stade Cornellà, l’antre de son club de cœur. La raison ? Il avait sorti un drapeau indépendantiste. Officiellement, l’Espanyol Barcelone est resté neutre sur la question de l’indépendance en Catalogne. Pourtant, insultes et menaces sont le quotidien de la frange indépendantiste des péricos, surnom des supporters de l’Espanyol.
A six kilomètres de là, d’autres supporters sont confrontés à la dure réalité du “décalé politique”. Tout autour du Camp Nou, l’enceinte du FC Barcelone, les drapeaux indépendantistes – ou esteladas en version originale – sont partout. Les banderoles « Llibertat ! » protestent contre la détention de dirigeants politiques catalans. Les étendards espagnols, eux, se font très discrets. L’ambiance est à la fête. Le Barça reçoit Gérone. C’est le grand retour du derby catalan en première division. Ou plutôt le derby des indépendantistes. « Independencia ! Independencia ! », crie tout le stade à la 17e minute et 14 secondes du match, comme à chaque rencontre à domicile. Une référence au 11 septembre 1714, jour où Barcelone est tombée face aux troupes de Philippe V d’Espagne.
Le drapeau, objet de discorde
Dans un Camp Nou acquis aux indépendantistes, les supporters unionistes du FC Barcelone n’ont pas d’autre choix que de se taire. Sixto Cadenas est le fondateur de l’association appelée « la Penya Blaugrana per la Concordia » (Association des Bleu et Grenat pour l’harmonie). Représentant de la Société civile catalane, une association unioniste, mais surtout membre du FC Barcelone depuis de nombreuses années, il déplore le positionnement politique de son club de coeur. « Ça me dérange pour deux raisons, avance-t-il. La première, ça mène à une dérive sécessionniste. Et deuxièmement, je n’aime pas qu’un club de football serve de relais d’une opinion politique quelle qu’elle soit. Elle ne représente ni la majorité des membres, ni la majorité des supporters. » Avant de rappeler que même certains indépendantistes ne sont pas d’accord avec l’utilisation politique du Camp Nou.
Chez le grand rival de l’Espanyol, certains supporters envient la faculté des voisins barcelonais de défendre leurs idées dans le stade. Montse Tordera l’assure : environ 40 % des membres de l’Espanyol sont indépendantistes. « Mais ce sont les unionistes qu’on voit le plus dans les gradins avec leurs drapeaux espagnols », souffle cette périca de 36 ans qui suit l’équipe depuis ses onze ans. Ancienne membre du conseil d’administration du club, elle ne comprend pas le silence de l’Espanyol sur la crise catalane. Oscar Pitarch, président d’une association de supporters péricos, va dans le même sens. Lui est abonné depuis 1970. « Le club se veut neutre mais ici, il ne peut pas y avoir de neutralité », s’emporte-t-il.
Le drapeau du Barça et de la Catalogne : c’est ça qui nous unit – Jesus Ruiz, supporter du Barça
Pour Jesus Ruiz, le vrai problème, ce sont les drapeaux dans le stade. « Qu’il y ait des drapeaux catalans au Camp Nou, ça ne me gêne pas. Au contraire, assure cet avocat membre du club depuis dix ans. Mais pas des drapeaux indépendantistes. Le drapeau du Barça et de la Catalogne : c’est ça qui nous unit. »
Du côté de l’Espanyol, l’enjeu, c’était de ne brandir que du blanc et bleu, les couleurs du club. Une timide campagne lancée il y a quelques années pour atténuer les tensions dans le stade. Officiellement, tous les drapeaux sont autorisés tant qu’ils n’instrumentalisent pas le logo de l’Espanyol. « Pendant quatre matches, je n’ai sorti que le drapeau aux couleurs du club, se souvient Montse. Mais quand Gérone est venu jouer à Cornellà, j’ai décidé de reprendre le drapeau indépendantiste. Nous étions les seuls à respecter le pacte. Dans le stade, il n’y avait alors que des drapeaux espagnols. »
Le besoin de ne pas se sentir identifié aux unionistes a mené des supporters à créer un groupe. Anna M. et d’autres indépendantistes ont formé les “Péricos indépendantistes”, il y a huit ans. Aujourd’hui, il compte plus de 2 000 membres sur les réseaux sociaux. Professeure de philosophie et musicologie la semaine, Anna retrouve son statut de présidente de ce collectif le week-end. « Nous avons créé ce groupe pour montrer que nous ne sommes pas seuls et qu’il y a beaucoup de péricos qui ne se sentent pas identifiés à l’Espagne. »
« Socialement, le club est mort »
Anna et son mari Gabriel vivent dans un petit village montagneux du Lluçanès, une région du nord de la Catalogne. Pas de quoi, pour autant, les empêcher de soutenir leur club de cœur. Tous les quinze jours, ils font trois heures de route, aller-retour, pour se rendre au stade. Ce week-end, l’Espanyol a arraché le match nul contre Villarreal sur son terrain. Le coup franc égalisateur ? Le tir des locaux sur la barre transversale à la dernière minute ? Anna a peut-être déjà oublié ces actions. Car une seule chose la préoccupe : l’agression du vieil homme dans les tribunes. « Le club est en train de perdre beaucoup d’abonnés de longue date », déplore-t-elle. Avant de lancer : « Pour moi, socialement, le club est mort. »
Insultes, gestes déplacés, menaces de mort : voilà ce qui attend les péricos indépés à chaque match. « “Vous n’êtes que des merdes !”, “Cassez-vous au Camp Nou !”, “On ne vous veut pas ici !”. Tout ça, c’est notre pain quotidien », rejoue Anna. Le seul moyen de se défendre pour ces supporters : enregistrer la scène et ainsi montrer des preuves tangibles au club pour qu’il exclue l’agresseur, qui, souvent, ne vient pas pour le football. « L’Espanyol est devenu un bastion de personnes qui aiment ou n’aiment pas le foot mais qui, au stade, peuvent exprimer leurs idées politiques en faveur de l’Espagne », poursuit la présidente des Péricos indépendantistes. « Ces gens qui veulent se battre, je ne les considère pas comme des péricos », renchérit Oscar.
Anna ne sort plus jamais son drapeau indépendantiste à l’extérieur du stade, par peur de représailles. Mais elle se sent à peine plus confiante à l’intérieur de l’enceinte. Elle attend d’être assise, loin des supporters qui pourraient l’intimider, pour sortir son étendard. Mais elle sait qu’en cas d’ennui, elle ne pourra pas nécessairement compter sur le personnel chargé de la sécurité. Elle raconte comment un stadier lui demandait systématiquement d’enlever son estelada du siège à côté d’elle car il occupait une place. Autour d’elle, pourtant, une multitude de sièges libres. « A dix mètres de moi, il y avait un groupe de garçons, avec un drapeau espagnol. Il occupait six places. J’ai dû enlever mon drapeau. Eux, jamais. »
Mais ce n’est pas le pire souvenir d’Anna en tant qu’indépendantiste de l’Espanyol. « Ce drapeau n’a rien à faire ici, dans une Espagne catholique et romaine », lui a crié un jour un ultra-nationaliste. Cette mésaventure remonte à huit ans. Le club reçoit le grand FC Barcelone. Quelle meilleure occasion de brandir pour la toute première fois son drapeau indépendantiste dans le stade de Cornellà ? « Un homme s’est approché. Il devait avoir quarante ans, restitue Anna. Il n’avait aucun symbole de l’Espanyol, seulement une écharpe aux couleurs de l’Espagne. Il a mis le feu à mon drapeau. Il m’a dit qu’ici, c’était l’Espagne.»
Equilibre et respect
Du côté du Camp Nou, Sixto Cadenas sait comment ne pas avoir de problèmes : la fermer. « Nous les unionistes, nous nous taisons. On supporte les drapeaux indépendantistes et on s’y habitue, relève Jesus Ruiz. Mais les unionistes devraient plus se faire entendre. »
Finalement, ces supporters du Barça, aussi bien que les indépendantistes de l’Espanyol, ne souhaitent qu’un peu plus d’équilibre et de respect dans leur club. « Que chacun pense ce qu’il veut, qu’il soit indépendantiste ou non, s’enthousiasme Sixto. Nous, on s’en moque. Tout ce qu’on veut, c’est que cette pluralité soit respectée à l’intérieur du club. »
Les fans de l’Espanyol comprennent cette demande. « Quand je vais au stade, je ne regarde pas si le mec à côté est indépendantiste ou pas. Il est pour l’Espanyol et puis c’est tout », assène Oscar. « Si le mec à côté de moi sort le drapeau espagnol, je dois le respecter, ajoute la présidente des Péricos indépendantistes. J’aimerais avoir le même respect quand je sors le drapeau indépendantiste. Nous sommes tous des péricos. Nous devons nous respecter. » Son mari en profite pour sortir son portable. Il montre une photo des tribunes du Camp Nou. Un supporter brandit une bannière espagnole au milieu des banderoles indépendantistes “Llibertat !”. « Tous ces gens qui tiennent une banderole “Llibertat”, ils respectent tout le monde, commente-t-il. Ils se disent : “Putain, quel connard avec le drapeau espagnol ! Mais bon, c’est son droit” et il ne se passe rien. A l’Espanyol, si tu sors une banderole “Llibertat”, tu as des problèmes. »
A jamais supporters ?
Alors si l’herbe est plus verte ailleurs, pourquoi ne pas aller toquer à la porte du rival ? « Arrêter d’être périco ? Non. Jamais », rétorque Anna. C’est un non catégorique aussi pour Jesus. « Je suis ce club depuis tout petit, explique-t-il. Non seulement c’est l’équipe de ma Catalogne mais aussi de ma ville, de mon quartier et même de ma rue puisque j’habite dans la rue du Camp Nou. Je ne l’abandonnerai jamais ». La preuve que le football a ses raisons que la politique ignore. Mais abandonner le club, c’est surtout le laisser aux mains des indépendantistes ou unionistes. Ce que Sixto refuse : « Je ne vais sûrement pas céder ce qui me procure une satisfaction personnelle à un groupe qui s’obstine à imposer des idées politiques que je ne partage pas ».
Tous n’ont pas la même volonté. David M. a franchi le pas. Supporter assidu des Blaugrana depuis petit, il se désolidarise peu à peu du club quand le projet indépendantiste prend de l’importance. « Petit à petit, je suis allé au stade de l’Espanyol et petit à petit, je me suis pris d’affection pour ce club », confie-t-il. Il abandonne alors le FC Barcelone, devenu une « arme politique en faveur de l’indépendance » et rejoint le rival historique, neutre sur la question de la crise catalane et à la réputation unioniste.
Montse ne serait sûrement pas prête à faire le chemin inverse. Mais quand elle parle politique, elle reconnaît qu’elle a un petit faible pour l’ennemi barcelonais. « Le Barça défend la Catalogne. Et je dois reconnaître que je suis plus fière de la manière dont se comporte politiquement le Barça que l’Espanyol. » Avant de sourire : « Après, si le Barça peut perdre tous ses matches, ça me va très bien ! »
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.