Le ballon fuse et une horde d’enfants le poursuit. Rien ne semble les détourner du cuir, au grand dam d’une femme tentant de se frayer un chemin avec une poussette. Après les footballeurs, elle devra affronter d’autres groupes d’écoliers pour traverser la place. Il est 17 heures, à la sortie des classes, la vaste Plaça de la Constitució (place de la Constitution) de Gérone devient une cour de récréation. Le lieu fait parler. Le conseil municipal l’a rebaptisé le 12 février dernier. Désormais, il faudra l’appeler “plaça de l’1 de Octubre de 2017” (place du 1ᵉʳ octobre 2017), date du référendum sur l’indépendance de la Catalogne.
« Je voulais rendre hommage aux citoyens et citoyennes qui ont défendu les urnes le 1ᵉʳ octobre, et qui ont voulu défendre la démocratie avec leur propre corps contre la répression policière », explique Marta Madrenas, la maire de cette ville de 100 000 habitants et membre du Partit demòcrata europeu català (PDECat, Parti démocrate européen catalan), indépendantiste de centre-droit. Héritière de Carles Puigdemont, elle était sa deuxième adjointe à l’Economie et l’Emploi. Dans son bureau, nulle trace de drapeau espagnol. Seule la senyera (le drapeau catalan) trône avec, quelques mètres plus loin, un petit étendard européen. Pour elle, la Constitution espagnole de 1978 n’est plus un rempart démocratique : « Le gouvernement de Madrid attaque directement le peuple catalan. »
Dans le jeu politique catalan, Gérone a une place particulière. La ville du nord de la Catalogne est liée à un nom : Carles Puigdemont. Né à Amer, à 18 kilomètres de Gérone, l’ancien président de la Generalitat catalane, en exil à Bruxelles, a étudié à l’Université de la ville puis est devenu journaliste local, avant de se lancer en politique. Carles Puigdemont a administré Gérone entre 2011 et 2016. Il en a fait un laboratoire politique de l’indépendantisme, avant d’appliquer ses idées à l’échelle de la région.
A la tête de la Catalogne jusqu’en octobre dernier, il est devenu le personnage central de la crise qui ébranle la région. Il a organisé le référendum du 1ᵉʳ octobre et a proclamé, dans la foulée, la République catalane, le 10 octobre 2017. Le Géronais a été destitué de sa fonction après la mise sous tutelle de la région et l’application de l’article 155 de la Constitution par le gouvernement espagnol de droite de Mariano Rajoy (PP, Parti Populaire). Poursuivi par la justice espagnole pour “sédition, rébellion, malversation, abus de pouvoir et désobéissance”, Carles Puigdemont s’est installé à Bruxelles. Il a renoncé provisoirement à la présidence de la région malgré la victoire des indépendantistes lors de l’élection régionale du 21 décembre, convoquée par Madrid. Il entend désormais « internationaliser » la lutte pour l’indépendance de la Catalogne.
Sa ville de Gérone fait figure de bastion indépendantiste. Cet automne, le conseil municipal a déclaré le roi et le représentant du gouvernement en Catalogne personas non grata dans l’enceinte de la ville, une mesure symbolique. En décembre, les listes indépendantistes obtiennent plus de 60 % dans la ville lors de l’élection régionale. Un soutien fort à l’indépendance de la Catalogne mais aussi à un homme.
« El nostre president »
Dans les rues, Carles Puigdemont est « nostre president » (notre président). « C’est quelqu’un de très intègre, de très honnête », glisse Lluis Eteve Casellas, employé de la mairie. Les yeux d’Enriquetta Maruny pétillent quand on évoque l’ancien maire : « Nous aimons beaucoup Puigdemont. » Cette vendeuse de 57 ans tient un boutique de souvenirs. Un ruban jaune décore sa porte. Ivan Vendrell, 34 ans, derrière le comptoir de la “Taverne catalane”, va plus loin : « Je n’ai pas de ruban mais je porte un polo jaune toute la journée. »
Le symbole se retrouve partout dans les dédales de la vieille ville. Tantôt aux fenêtres, tantôt sur les monuments. Nombre de Géronais l’arborent sur la poitrine. Même la façade de la mairie l’a adopté, accompagné d’un slogan : “Llibertat presos politics” (Libérté pour les prisonniers politiques), en référence aux quatre leaders séparatistes derrière les barreaux pour l’organisation du référendum.
Derrière les murs de l’hôtel de ville, Carles Puigdemont a façonné son projet politique. « Il a incarné une nouvelle génération après une trentaine d’années de socialisme », confie Aleix Clario, en charge de la communication de Carles Puigdemont de la mairie jusqu’à son exil belge.
« Il a promis une ouverture de Gérone », souffle le community manager. Cela passe par l’organisation de festivals culturels et le tourisme. La fréquentation touristique a bondi à Gérone : plus de 70 % d’augmentation du nombre de nuits d’hôtels réservées entre 2011 et 2017, selon l’office du tourisme de la ville. Parmi les principales attractions : les marches qui mènent à la Cathédrale Sainte-Marie. Toute la journée, les curieux y prennent la pose pour de précieux selfies. Il y a quelques années, la série télévisée américaine Game of Thrones y avait tourné des scènes. Les tourments politiques de la cité catalane égalent presque les intrigues du programme à succès de HBO.
« Quand il est arrivé à la mairie, il n’y avait pas d’ordinateur. L’ancienne maire écrivait ses discours avec la machine à écrire », raconte Aleix Clario. L’utilisation des réseaux sociaux modernise la communication de la mairie. Par ses actes, Carles Puigdemont a replacé la ville sur la carte de l’Espagne. « Même sa nomination à la tête de la Catalogne a été un motif de fierté pour les Géronais, pointe celui qui a plusieurs fois rendu visite à l’ancien dirigeant à Bruxelles. Pour une fois, le président de la Generalitat ne venait pas de Barcelone. »
Le modèle géronais adopté par la Catalogne
Plaça de la Independència (place de l’indépendance), une statue commémorant la défense de la ville contre les troupes napoléoniennes est habillée de la senyera et de tissus jaunes. L’alliance d’une lutte passée et d’une lutte contemporaine. L’indépendantisme n’est pas né dans la ville sous Carles Puigdemont. Mais il y a prospéré grâce à cet « indépendantiste convaincu ».
La porte-parole du Partit dels socialistes de Catalunya (PSC, Parti des socialistes de Catalogne) de Gérone, Silvia Paneque, fustige l’attitude de Carles Puigdemont, alors édile : « Son intérêt a toujours été plus porté sur la politique nationale que la politique municipale. » « Gérone lui a permis de participer à la politique nationale », lâche celle qui, jusqu’en octobre, était adjointe de Marta Madrenas à la mairie. Elle se dit victime de ce qu’elle appelle « le sectarisme politique » des indépendantistes, qui rejettent une gouvernance avec les partis opposés à l’indépendance.
A Gérone, Carles Puigdemont a mis en place une alliance entre les forces indépendantistes. Et ainsi, changé le traditionnel clivage gauche-droite en un clivage pour ou contre l’indépendance. A travers la présidence de l’Associació de municipis per la independència (AMI, Association des municipalité pour l’indépendance), à partir de 2015, il continue d’expérimenter cette stratégie. La structure rassemble les maires catalans indépendantistes de tous bords.
Dans cette optique, l’homme politique, inconnu nationalement, succède à Artur Mas à la tête de la Generalitat, en 2016. L’objectif : reproduire l’alliance qui gouverne Gérone à l’échelle de la région. Malgré une étiquette de centre-droit, il réussit à rassembler jusqu’à la gauche radicale. « Nous, nous sommes de gauche. Eux, ils sont de droite. Mais un pays indépendant a besoin de toutes ses composantes politiques, résume Maria Merce Roca, la chef de file de l’Esquerra republicana catalana (ERC, Gauche républicaine catalane) dans la ville. Nous devons être ensemble pour devenir une République et un pays indépendant. Après, on se disputera pour sa construction. » Un alliage qui repose uniquement sur la quête d’indépendance. Au risque de sacrifier certains sujets comme les politiques sociales.
Les « oubliés » de Carles Puigdemont
En périphérie de Gérone, le quartier de Vila-roja parait isolé du reste de la ville tant géographiquement que politiquement et socialement. « Aucun responsable politique ne vient ici, que ce soit la maire ou ses prédécesseurs comme Carles Puigdemont », constate Pedro Navarte*, la quarantaine, habitant de Vila-roja. C’est une banderole aux couleurs de l’Espagne qui marque l’entrée dans le quartier. Beaucoup de ses habitants ont des racines andalouses et estrémègnes. Ils ne souhaitent pas rompre avec Madrid. Accoudés au comptoir du café, lieu de vie du quartier, ils prônent le respect entre Catalans et Espagnols. Oubliés du centre-ville, les habitants renvoient dos à dos les indépendantistes et l’extrême droite, « ces fascistes » qui tentent de les récupérer.
Au coeur de la ville, un homme en costume s’agite. Emmailloté dans son trois pièces, il porte une cravate aux couleurs du badge épinglé à sa poitrine. Pas de ruban jaune, trois lettres vertes : VOX. « Les indépendantistes, les bourgeois locaux, ne se préoccupent que de l’indépendance, déclare Alberto Tarrabas, étudiant en école de commerce de 21 ans, président du parti d’extrême-droite Vox de Gérone. Les gens ont d’autres problèmes plus importants que l’indépendance de la Catalogne : l’économie, les impôts, l’avortement, les valeurs familiales… » Le parti, qui représente moins de 1 % des votes, plaide pour une interdiction totale des partis indépendantistes qui mettent en péril l’unité espagnole. Concernant Carles Puigdemont, le ton est ferme : « Il a divisé la société comme jamais depuis la guerre civile (1936−1939). Et ce monsieur essaye d’échapper à la justice comme un lâche. »
Le retour en Espagne de Carles Puigdemont n’est pas à l’ordre du jour. L’ancien président de la Generalitat encourt jusqu’à 30 ans prison pour son rôle dans l’organisation du référendum et la proclamation de l’indépendance. « En lui interdisant de revenir, le gouvernement espagnol a une attitude anti-démocratique », note Marta Madrenas. Selon elle, le leader catalan doit continuer sa lutte depuis l’étranger. Elle est d’ailleurs en contact quotidien avec lui.
Un preuve qu’il n’abandonne pas le combat pour l’indépendance catalane. L’ancien maire de Gérone envisage de constituer un conseil de la République « pour qu’il conduise au chemin de l’indépendance effective », a‑t-il déclaré dans une allocution le 1er mars. Une fonction honorifique pour celui que les Géronais appellent « Président ».
*Nom modifié
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem, Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette.