« C’est l’un des pires quartiers de toute la province. C’est là-bas que nous avons le plus de problèmes ! » C’est en ces termes que Marta Madrenas, maire de Gérone, qualifie le quartier de Vila-roja. Ce bastion d’un millier et demi d’habitants a décidé, suite à la proclamation de l’indépendance de la Catalogne le 27 octobre 2017, de revendiquer son appartenance au territoire espagnol. Un acte de rébellion contre la décision du Parlement catalan, dans l’un des fiefs indépendantistes de la région. Gérone, ville de 100 000 habitants, a été administrée par Carles Puigdemont. Il en a été le maire de 2011 à 2016, avant de devenir président de la Generalitat de Catalunya (Généralité de Catalogne), puis la figure de l’indépendantisme catalan.
Une unique ligne de bus relie le centre-ville au quartier est de Vila-roja. A vingt minutes du centre historique de Gérone. Loin des grands bâtiments immaculés et des rues impeccablement entretenues. Plus loin que le panneau de sortie de la ville. Plus loin que le cimetière. Au fur et à mesure des trois kilomètres de route, les drapeaux catalans disparaissent des balcons. Ils laissent place à des façades grisâtres, de plus en plus abimées. Le long de la route, le peu de verdure est recouvert de canettes , de bouts de plastique et d’autres déchets. Au bout du chemin, en montant dans les hauteurs, une énorme bannière rouge et jaune, accrochée de part en part de la rue principale, attire le regard du visiteur. En lettres noires est écrit ce simple slogan : “Bienvenue en Espagne !!!!” Et bienvenue à Vila-roja.
Refus de l’indépendance
Ce quartier est l’un des plus pauvres de Gérone, ville dont l’économie repose quasi-exclusivement sur le tourisme. Dans cet ancien quartier ouvrier, la population n’est pas prête à renoncer à ses racines. Pour la plupart, les habitants sont les enfants d’immigrés espagnols venus en Catalogne dans les années 1960. Ils sont nombreux à l’affirmer : « Ici, nous sommes Catalans, mais aussi Espagnols ! »
Entre la mairie, dirigée par l’indépendantiste Marta Madrenas, et Vila-roja, les relations sont tendues depuis la déclaration d’indépendance du 27 octobre. Cette annonce du Parlement de Catalogne, pousse un groupe d’habitants du quartier à agir pour défendre leur appartenance à l’Espagne. Albert Soler, journaliste au quotidien local Diari di Girona, est le premier sur place.
« Plusieurs voisins du quartier ont pris l’initiative d’organiser une récolte de fonds à Vila-roja juste après la déclaration d’indépendance. En quelques heures, ils ont récolté environ mille euros, explique-t-il. Avec cette somme, ils sont allés acheter drapeaux espagnols, pinceaux, et peinture rouge et jaune. Puis, dans la soirée, ils ont accroché les drapeaux aux lampadaires, peint la grande banderole à l’entrée ainsi que plusieurs murs, pour revendiquer leur appartenance à l’Espagne. »
Cette initiative spontanée encourage d’autres habitants de Vila-roja à sortir leurs drapeaux, et à peindre sur leurs volets des messages d’attachement au royaume. le lendemain, le bruit commence à courir dans les quartiers alentour : Vila-roja s’est déclarée territoire espagnol. L’article d’Albert Soler, paru le 1er novembre à la une du Diari de Girona, a informé le reste de l’Espagne de cette rébellion. Ironiquement, le même jour que l’annonce du départ de l’ancien maire Carles Puigdemont pour Bruxelles.
Derniers servis par la mairie
Des ressentiments locaux sont à l’origine des évènements de Vila-roja, au moins autant que le sentiment d’appartenance à la Couronne. « Certains habitants de cette zone pensent que le processus d’indépendance que nous avons mis en place attaque directement leur sentiment espagnol, estime Madrenas. Mais c’est faux ! A la mairie, nous voulons juste protéger le sentiment profond de chacun. »
Pour David Jimenès, journaliste au Diari de Girona, l’attitude de la maire est teintée d’hypocrisie : « Le gouvernement local investit très peu pour les habitants de Vila-roja. Ils passent toujours les derniers pour recevoir des subventions. Alors, la déclaration d’indépendance, ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. »
« La maire se permet de nous critiquer, alors qu’elle ne nous connaît pas ! », s’exclame Pedro Navarte*, la quarantaine, en essuyant énergiquement le comptoir du bar le Cuellàr. « Elle n’est venue qu’une seule fois ici depuis le début de son mandat, il y a un an et demi. Et c’était juste pour prendre des photos ! Comment voulez-vous qu’elle comprenne nos revendications ? » Ce bar est l’un des seuls lieux de réunion du quartier. Il sert à la fois de restaurant, de centre social, d’épicerie et de divertissement pour ceux qui aiment le billard ou les machines à sous. « Il y a même des funérailles qui se terminent ici », commente un voisin, venu acheter quelques tickets de jeu à gratter.
A 14 heures, ce sont souvent des hommes, la soixantaine bedonnante, qui se retrouvent pour discuter autour d’une bière ou d’un café. Juan Tabares*, 52 ans, patron d’un petit garage du coin, est particulièrement frustré de l’attitude de la maire à l’égard de son quartier. « A la mairie de Gérone, ils ne se préoccupent de rien, sauf de leur lutte contre l’Espagne pour l’indépendantisme, déplore Juan. Ils se fichent de notre niveau de vie, que nos enfants étudient, de l’état des rues, de l’accès aux soins. Il n’y en a que pour l’indépendance et le centre-ville », soupire-t-il en regardant fixement le reste de son sandwich. « Que j’agite ou pas un drapeau catalan, si je dois aller à l’hôpital, j’attendrai quand même pendant dix heures. » Venu déjeuner avec sa femme, ses deux enfants et sa belle-mère, il est l’un des rares à prendre autre chose qu’un café ou une bière. Ou l’un des rares à pouvoir se le permettre. « C’est pour cela que nous avons revendiqué notre appartenance à l’Espagne : défendre nos racines et faire réagir sur notre situation. »
Mépris des indépendantistes
Si le centre-ville affiche clairement ses opinions indépendantistes à coups de bannières catalanes aux balcons, peu de ses habitants sont déjà allés jusque Vila-roja. De l’ignorance de l’existence de ce quartier populaire, leur avis a basculé dans le mépris. « Depuis que ces histoires d’indépendance ont pris de l’importance dans le centre, il y a eu des pressions contre les immigrés castillans, contre nous, alors qu’il n’y en a jamais eu contre les Pakistanais ou les Marocains du coin », commente Pedro dans un soupir. « Quand on se rend en ville pour travailler, et qu’on parle espagnol, on refuse de nous servir. » Derrière lui, un client du bar renchérit : « On pense que certains viennent le soir pour inscrire des messages pro-Franco dans le square, pour nous faire passer pour des extrémistes. Il y a du racisme contre les Castillans ici ! »
Les habitants du centre ne sont pas les seuls à se distancier de Vila Roja. C’est ce que confirme Silvia Paneque, porte-parole du Parti socialiste à Gérone, qui milite pour un fédéralisme de la Catalogne avec l’Espagne. « Le quartier de Vila Roja a reçu de nombreuses critiques de la part de représentants politiques indépendantistes, indique-t-elle. Certains sont même allés jusqu’à les qualifier de traîtres ». C’est ce qui désole Juan : « Pourquoi ne pouvons-nous pas être pris en compte dans les décisions politiques ? Nous voulons simplement que les indépendantistes respectent notre identité, en tant que Catalans et Castillans ! ».
Récupération par la droite
A Vila-roja, les habitants refusent de devenir un argument politique pour la droite unioniste. « Quand ils ont appris l’existence de ce quartier, les élus du Partido Popular (PP, Parti populaire) ont sauté sur l’occasion », explique David Jimenès. « Xavier García Albiol, le leader du PP au Parlement de Catalogne, a invité les journalistes à le suivre en visite à Vila-roja, pour dire à toute l’Espagne : “Regardez, même dans un bastion indépendantiste comme Gérone, des gens sont contre l’indépendance. Ils ont accroché des drapeaux espagnols partout !” »
https://twitter.com/Albiol_XG/status/926767553099255808
Une aubaine pour le parti du chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy. Mais Juan n’est pas dupe : « On sait très bien que les partis de droite radicale unionistes essaient de nous utiliser pour faire passer leurs idées. Mais ici, on n’est pas comme eux. Et on ne veut pas d’eux. »
A Gérone, le PP n’est pas le seul à avoir utilisé Vila-roja comme argument pour valoriser ses idées. L’extrême droite a également utilisé le quartier. Alberto Tarradas, président de Vox Gérone, parti d’extrême-droite unioniste, revendique un lien particulier avec les habitants de Vila-roja : « J’aime beaucoup ce quartier, on y a beaucoup d’amis ! », affirme-t-il en caressant sa chevalière dorée. Le jeune homme de 21 ans, aux cheveux gominés, poursuit : « Ils montrent clairement qu’ils veulent rester en Espagne, et se positionnent, comme nous, contre le mouvement indépendantiste catalan issu de la bourgeoisie locale. » Mais Juan refuse d’être associé à de telles positions politiques : « Ici, c’est un ancien quartier ouvrier, mais contrairement à ce qui peut se dire en ville, on a toujours voté à gauche. Jamais à l’extrême-droite. »
Pourtant, aux dernières élections de décembre 2017, Ciudadanos, parti de centre droit anti-indépendantiste aux positions ambiguës est arrivé en tête des votes à Vila-roja. Selon David Jimenès, la raison est simple : « Vila-roja est un quartier qui vote assez peu, et habituellement socialiste. Sauf que leur position est un peu ambiguë : ils veulent un fédéralisme, mais en même temps, ils sont pour la tenue d’un référendum sur l’indépendance. C’est quelque chose que les habitants du coin ont du mal à comprendre. Alors ils sont allés vers un parti de droite unioniste, qui leur promettait du changement dans leur vie quotidienne, et le respect de leur identité espagnole. »
« Pour le moment, on ne voit rien qui change, même si on a voté différemment, commente Juan avec dépit, alors que nous reste-t-il comme alternative ? » Si certains habitants du quartier espèrent toujours une prise de conscience de la mairie, ils restent déterminés à ne pas laisser tomber leur double identité. Pedro l’affirme avant de prendre sa pause : « Je reste Catalan et Espagnol. C’est ce que je suis. Et je le serai jusqu’au bout. »
*Noms modifiés à la demande des intéressés.
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem et Cédric Rouquette.