« A mes clients, je dis : “Rien de ce que vous avez commis n’est un délit, et nous allons nous rendre chez le juge pour lui expliquer”. » Sergi Blàzquez, avocat barcelonais et militant indépendantiste, a le ton grave. Depuis la campagne pour le référendum sur l’indépendance de la Catalogne, le 1er octobre 2017, une quinzaine de particuliers lui ont demandé de les défendre. Teresa Vidal, membre de l’association culturelle Òmnium Cultural, a collé des affiches indépendantistes dans les rues de sa ville en banlieue de Barcelone. Des voisins l’ont dénoncée, elle a été poursuivie pour “désobéissance”, et “prévarication”. Des délits normalement réservés aux fonctionnaires, ce qui a permis à son avocat d’obtenir l’annulation de la procédure. « Ces poursuites sont un moyen de mettre une pression politique », dénonce-t-il.
Puisqu’il y a des enjeux politiques et idéologiques derrière les poursuites, il faut aussi déployer des arguments politiques – Sergi Blàzquez, avocat indépendantiste
La volonté des autorités d’empêcher la tenue du référendum a donné lieu à de nombreuses procédures en justice. Les classements sans suite ont été nombreux également, la faute à des fondements juridiques contestables. Dans la ville de Reus, au sud de Barcelone, un garagiste est actuellement poursuivi pour “incitation à la haine”. A la fin du mois de janvier, il a refusé de réparer le véhicule personnel d’une agent de la police nationale, pour protester contre la répression du référendum. Le journal catalan La Vanguardia rapporte que le Procureur général de l’État, responsable de la plus haute institution judiciaire du pays, a lui-même exprimé des doutes sur le fondement de ces poursuites. Au point de demander au gouvernement de clarifier les cas dans lesquels le délit “d’incitation à la haine” pouvait être constitué.
« Les poursuites engagées qui touchent à des questions de liberté d’expression indirectement associées à la crise catalane font penser à une situation assez répressive, concède Xavier Arbós, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Barcelone, opposé à l’indépendance de la région. La justice espagnole a par exemple considéré comme de l’incitation à la haine les manifestations devant les hôtels où était logée la Guardia civil (l’équivalent de la Gendarmerie), ce qui est clairement abusif. Mais cela ne résulte pas d’une décision volontaire du gouvernement, contrairement à ce que disent les indépendantistes. »
Les avocats indépendantistes cherchent à démontrer que la multiplication des cas similaires est le signe d’un usage idéologique du droit. « Les avocats qui se rendent au tribunal avec des arguments seulement juridiques n’ont pas réussi à faire quoi que ce soit, aujourd’hui leurs clients sont en prison, argumente Sergi Blàzquez. Puisqu’il y a des enjeux politiques et idéologiques derrière les poursuites, il faut aussi déployer des arguments politiques. »
Des poursuites discutées
Les avocats peuvent pour cela s’appuyer sur les divergences quant à l’interprétation de la loi. L’enjeu est de savoir si les motifs pour lesquels les dirigeants catalans sont poursuivis sont excessifs. Avocats et juristes de tout le pays se passionnent pour ces questions depuis cinq mois. Chacun livre son analyse à coups de tribunes et lettres ouvertes, car la réponse est d’importance : selon la procédure engagée, le tribunal compétent n’est pas le même, et les indépendantistes souhaiteraient comparaître devant un tribunal local en Catalogne plutôt que devant une juridiction nationale.
« L’État engage des poursuites qui ne sont pas applicables, s’indigne Joan Queralt, directeur du département de Droit à l’Université de Barcelone. Les actions en justice pour rébellion ou sédition qui sont menées contre certaines personnalités politiques nécessitent qu’il y ait eu une action publique et violente. Or aucun de ces deux cas n’est réuni. C’est un abus de pouvoir clair, une véritable injustice », dénonce le spécialiste de droit pénal, ouvertement pro-indépendance.
Il est rejoint dans son analyse par plus d’un millier de juristes et d’avocats. Dans un manifeste publié à la fin du mois d’octobre à l’initiative du collectif de juristes indépendantistes Praga, ils ont dénoncé la détention provisoire du président de l’Assemblea nacional de Catalunya (ANC, Assemblée nationale de Catalogne), Jordi Sànchez et de Jordi Cuixart, le président de l’association de défense catalane Òmnium. Accusés de “sédition”, “rébellion” et “détournement de fonds”, ils sont en prison depuis le 16 octobre. Les signataires dénoncent les motifs des poursuites, qu’ils jugent exagérés, mais aussi la juridiction chargée de juger les dirigeants catalans. Ils demandent que les deux hommes soient jugés au Tribunal supérieur de justice de la Catalogne à Barcelone, qui a autorité sur les délits commis dans la région, et non à l’Audiencia nacional à Madrid, en charge des affaires d’atteinte à l’État espagnol.
En réponse, trois associations de magistrats et d’avocats ont publié en octobre un communiqué conjoint qui réfute les accusations de « justice politique » et réaffirme « l’indépendance de la justice espagnole ».
Scénariser la défense
Ce flou autour des poursuites engagées est une aubaine pour les avocats, qui tentent de s’en servir comme de la preuve d’un acharnement de la justice. Pour faire exister cette accusation hors des tribunaux, ils ont décidé de mettre en place des stratégies qui dépassent parfois largement le cadre du droit.
En décembre 2017, la justice espagnole convoque Mireia Boya et Anna Gabriel, deux députées catalanes membres du parti d’extrême-gauche Candidatura d’unitat popular (CUP, Candidature d’unité populaire). Les avocats du parti se réunissent alors pour mettre en scène leur défense. « On s’est dit qu’il fallait mettre en place une stratégie conjointe, précise Eduardo Cáliz, avocat indépendantiste membre de la CUP. Une personne au tribunal, pour affirmer que le 1er octobre s’est tenu un vrai référendum d’indépendance. L’autre à l’étranger parce qu’il fallait aussi contester symboliquement la légitimité du Tribunal suprême. Qu’Anna Gabriel soit à Genève, où se situe le siège des Nations unies, revient à montrer publiquement qu’elle est en exil pour des raisons politiques ».
En parallèle, une plainte pour « violation des droits humains » a également été déposée cette semaine auprès du Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, par le collectif de juristes indépendantistes Praga. Le texte, qui recense sur une quarantaine de pages les irrégularités repérées, a déjà été présenté à différents rapporteurs des Nations unies au mois de décembre. « On est dans une phase où on tente vraiment d’internationaliser notre combat auprès des structures légales et juridiques supranationales, précise Sergi Blàzquez, qui défend le texte devant les institutions européennes. On veut dénoncer la violation des droits humains du 1er octobre et l’emprisonnement des dirigeants. »
« Il y a eu un processus de sécession unilatéral, c’était évident qu’il y aurait des poursuites contre les dirigeants catalans, s’agace le juriste Xavier Arbós. C’est comme si la réaction répressive de l’État permettait de justifier des conduites et des actes illégaux. »
Cette stratégie vise surtout un « effet d’amplification ». « Si tu vas témoigner devant le juge, il ne se passe rien. Mais si tu ne vas pas témoigner et que tu es arrêté, alors la réaction des gens est beaucoup plus forte, analyse Eduardo Cáliz. Ils se rendent compte qu’il y a un problème, que la situation est grave. A chaque convocation devant la justice, on cherche à susciter une réaction de la population. »
Un engagement au long court
Les avocats indépendantistes sont habitués à politiser les affaires qu’ils défendent. Que ce soit pour un drapeau espagnol brûlé ou un portrait du roi déchiré, cela fait des années que des associations tentent – avec plus ou moins de succès – de transformer les procès de ces militants en un théâtre pour la reconnaissance de la Catalogne.
Sergi Blàzquez, la cinquantaine bien tassée, a passé la majeure partie de sa carrière à essayer de faire exister une culture catalane dans le droit. En parallèle de ses activités de défenseur, il est vice-président du Comité olympique catalan, dont le but est de faire reconnaître la nationalité sportive catalane. Avec une quinzaine de confrères, il a créé en 2014 l’association Drets (Droits, en catalan), une association d’avocats indépendantistes qui propose une assistance juridique gratuite et poursuit toute personne qui porte atteinte à l‘identité catalane. Un travail de lobbying que l’avocat assume : « Les Catalans sont insultés par toute l’Espagne mais il n’y a jamais de conséquences, s’agace-t-il. On voulait se défendre contre les attaques que nous recevons, défendre notre dignité en tant que peuple, pour qu’il y ait une reconnaissance juridique de nos droits. »
Son arme : la jurisprudence. L’association se vante d’avoir entamé des poursuites contre plus de quatre-cents auteurs de propos insultants sur Facebook et Twitter depuis sa création. Pendant des mois, toutes les plaintes ont été classées sans suite. En mars 2017, première victoire : un jeune homme est condamné à huit mois de prison avec sursis pour “incitation à la haine”. Dans un tweet, il s’était réjoui du crash du vol Barcelone-Düsseldorf de la Germanwings en 2015, dans lequel sont morts des dizaines de Catalans. La décision rendue, le site de Drets s’empresse d’annoncer une condamnation de la justice espagnole pour « catalanophobie ». En réalité, le jeune homme a été condamné pour un ensemble de tweets racistes et sexistes découverts au cours de l’enquête. Peu importe, la victoire est belle : les médias reprennent en boucle cette première condamnation pour des tweets « catalanophobes ».
Avec le référendum, les avocats ont changé de stratégie, et laissé de côté la défense de l’identité. Les avocats de Drets ont réuni des dizaines de témoignages de civils qui accusent des membres de la Guardia civil de violences le jour du référendum. Deux plaintes collectives ont été déposées en janvier, une par la CUP, l’autre par Drets, pour “violences”. Eduardo Cáliz, qui défend l’un des deux groupes, concède : « Il y a peu de chances que cela aboutisse. Mais pour nous, il y a un aspect juridique et un aspect politique. L’important, ce n’est pas que la plainte soit traitée par un juge, c’est que nous ayons réagi. »
En feuilletant le rapport d’activité de Drets pour l’année 2017, Sergi Blàzquez s’enthousiasme : « Avec le référendum, on a changé nos objectifs, se réjouit-il. Avant, on défendait l’identité catalane. Maintenant, on attaque ».