« Notre première menace, c’est la prison ! », lance Lucas*. Tout le monde acquiesce. Farouchement indépendantistes, les sympathisants des Comités de défense de la République (CDR) se retrouvent à la tombée de la nuit pour une assemblée hebdomadaire. Dès l’entrée dans le petit local associatif du quartier d’Eixample à Barcelone, les conditions sont posées. « Si vous voulez rester ce soir, il faut que je demande la permission de tout le monde ». Les membres du CDR se méfient. En cette période qualifiée de « répressive » envers les Catalans pro-indépendance, ils s’estiment en danger. Aucun nom ne sera donc mentionné, et pour les photos, il faudra se passer des visages.
Les participants se répartissent en petits groupes. Ce soir, l’assemblée assume une lourde responsabilité, celle de redéfinir la stratégie des CDR. « Depuis la déclaration d’indépendance [le 10 octobre 2017, NDLR], on est dans le flou, chuchote Javier*, professeur aux Beaux-Arts de Toulouse, pour ne pas gêner le débat en cours. Cette situation est tout simplement inédite. C’est un moment rare dans une vie ! ».
Depuis le référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017, jugé illégal par Madrid, on trouve des CDR dans toute la Catalogne. Ces comités se définissent comme une alternative aux partis et associations indépendantistes déjà implantés. Selon Javier*, la naissance des CDR est salvatrice en cette « période de crise ». Sans eux, Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane (ANC) auraient bien du mal à lutter. Ces associations – culturelle pour la première, politique pour la seconde – structurent le mouvement indépendantiste depuis dix ans. Elles comptent respectivement 100 000 et 80 000 sympathisants. Mais cela fait plus de 100 jours que leurs présidents, « les deux Jordi », comme on les appelle ici, sont emprisonnés pour délit de sédition.
Le gouvernement de Madrid reproche à Jordi Cuixart (Òmnium Cultural) et Jordi Sanchez (ANC) d’avoir perturbé l’intervention de la police militaire lors d’une perquisition à la Generalitat (l’administration publique de Catalogne) le 20 septembre 2017. Offusqués par ces détentions, les sympathisants tentent de poursuivre leurs actions pacifiques, dans une ambiance plus que morose. « Soit on est à genoux, soit on va en prison », résume Francesc Bellavista, le secrétaire général de l’ANC, avec un sourire triste.
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De leur côté, les CDR ont opté pour une “non-organisation” revendiquée. Ici, pas de hiérarchie, pas de siège, pas de statut. « L’objectif de la répression, c’est d’identifier les leaders des mouvements sociaux et de les emprisonner pour affaiblir leurs associations, estime Lucas*, membre de la première heure du comité et chercheur à l’université. Et c’est ce qui est arrivé aux Jordi ». La création des CDR est survenue comme une réponse instinctive à cette situation « d’urgence et de danger » décrite par les indépendantistes. « Face aux violences – je vous rappelle qu’il y a eu près de 1000⑴ blessés à cause de la police après le référendum – on avait besoin d’une thérapie de groupe pour comprendre ce qui nous arrivait, se souvient Javier*, en rabattant une longue mèche grise qui obstrue sa vue. Au début, on s’est rassemblé spontanément, simplement pour discuter de l’indépendance. Et puis on a voulu créer quelque chose de plus durable. C’est comme ça que sont nés les comités ».
Les Catalans ne sont pas des Talibans pour l’indépendance – Txell Bonet, journaliste et compagne de Jordi Cuixart
Augustin* rappelle les objectifs de la soirée, soigneusement consignés sur un tableau blanc. Parmi eux, trouver une réponse aux « menaces » de l’État. Les idées fusent. « Là, on est en train de déterminer quelles actions on peut se permettre de mener sans se mettre en danger », traduit Javier*. Mais quel danger ? « Les arrestations !», lâche-t-il, comme une évidence. Le lendemain, 14 membres des CDR seront arrêtés après s’être enchaînés devant un tribunal de Barcelone. « Mais notre force à nous, c’est de ne pas avoir peur », provoque Lucas.
Elle non plus n’a pas peur. Txell Bonet, journaliste barcelonaise de 42 ans, court dans toute l’Espagne pour exiger la libération de son compagnon, Jordi Cuixart, le président d’Òmnium Cultural. ONU, Amnesty International, Union européenne, Txell frappe à toutes les portes. « Mon bébé de 10 mois ne voit son père que 40 minutes par semaine, à travers une vitre, confie-t-elle. C’est une période unique de notre vie qui est sacrifiée ». Elle parle avec intensité, ses grands yeux plantés dans ceux de ses interlocuteurs. Txell fait partie de ces Catalans à la fois révoltés et optimistes. « Les Catalans ne sont pas des Talibans pour l’indépendance. On veut juste que la démocratie fonctionne et que le peuple puisse donner son avis !» La journaliste parle vite, elle a un message à délivrer. « Je suis née l’année de la mort de Franco et quand j’étais petite, dans les manifestations, on scandait : Liberté, Amnistie, Statut d’autonomie. Aujourd’hui, on demande la même chose ! C’est un bond en arrière, non ? »
On ne se bat pas pour la beauté de changer de drapeau mais pour proposer un réel projet social - Javier*, professeur aux Beaux-Arts de Toulouse
Si les CDR aiment leur réputation de “nouveau visage” de l’indépendantisme, les anciennes voix, elles aussi, donnent encore ce qu’elles peuvent. Pour les écouter, il faut attendre que la nuit tombe et se rendre sur la Plaça del Rei, au cœur de Barcelone. Ce mercredi soir, comme toutes les semaines depuis octobre, Òmnium Cultural et l’ANC organisent un rassemblement. Les quelque 200 sympathisants viennent faire silence puis chanter pour exiger la libération des « prisonniers politiques ». Une qualification juridique que rejette Anthony Sfez, chercheur à l’École des hautes études hispaniques et ibériques. « Est prisonnier politique celui qu’on emprisonne pour ses convictions, explique le chercheur. Les leaders indépendantistes catalans sont enfermés pour avoir organisé des actions illégales. Mais bien sûr, on peut estimer que ces détentions sont excessives ».
Chants, lectures… Ecoutez la manifestation :
Montserrat, Aurora, Helena et les autres manifestants se fichent bien des qualifications juridiques. Tous ou presque arborent un ruban jaune sur leur veste, en signe d’indignation. Lorsque les chants catalans, doux et solennels, retentissent sur la petite place, un vieil homme sort un mouchoir en tissu pour essuyer la larme furtive qui glisse sur sa joue. « Tout le monde est triste en ce moment. L’injustice est immense, lâche Aurora, 59 ans, les yeux rougis. On enferme des gens pacifistes comme s’ils étaient des criminels, c’est insupportable ! »
« Obtenir l’indépendance, ça me paraît impossible » – Helena, militante
A la fierté d’être là se mêle un sentiment d’impuissance, à la chaleur des voix chantantes s’ajoute une fatigue latente… Traits tirés, mines renfrognées, on décèle sur ces visages les semaines de lutte qui se suivent et se ressemblent. « Le gouvernement de Madrid ne nous écoute pas. Mais on continue, parce qu’on sait qu’on est comme un petit caillou dans leur chaussure. On les dérange ! », assure Montse Gracia, indépendantiste depuis quelques années seulement.
Un petit caillou qui dérange, mais qui ne fait pas bouger grand-chose, admettront les moins optimistes. Les anciens ministres catalans et membres de la société civile emprisonnés pour sédition ne sont toujours pas jugés. Quant aux négociations espérées avec le gouvernement central au sujet de la déclaration d’indépendance, elles se font attendre. Face à ce flou général sur l’avenir de la région, difficile de poursuivre la lutte avec ferveur et optimisme.
Pourtant, quand on demande à Montse Oliveras, 56 ans, si le mouvement s’essouffle, elle hausse le ton : « On n’a pas besoin de motiver les gens pour qu’ils viennent chaque semaine, c’est eux qui en ressentent le besoin ! C’est une période si dure et si exceptionnelle qu’on ne peut pas rester tranquillement chez soi », peste-t-elle. « Notre seule arme, c’est notre voix… Et on compte bien l’utiliser ».
Helena, 20 ans, ne partage pas l’avis de son aînée. Selon elle, beaucoup d’indépendantistes, notamment les jeunes, ont perdu espoir. « Obtenir l’indépendance ça me paraît impossible, avoue l’étudiante en sciences politiques. Le gouvernement espagnol essaie de nous dissuader de protester. Moi je suis frustrée, mais surtout triste. En fait, je ne sais plus quoi faire ».
Malgré leur esprit combatif, les associations indépendantistes sont bel et bien affaiblies. Dans les locaux des associations historiques, les militants s’affairent derrière leur écran d’ordinateur et affichent de larges sourires. Ils cachent tant bien que mal le malaise ambiant. À Òmnium Cultural, l’emprisonnement de Jordi Cuixart a été un choc. Le président continue d’occuper ses fonctions, depuis sa cellule. « Maintenant, on oriente nos actions vers le respect des droits humains, résume Elena Jiminez, une des membres de la direction. Pourtant, notre rôle initial, c’est simplement de promouvoir la culture catalane : notre langue, nos auteurs, notre histoire ! On a dû se repenser et apprendre à travailler avec un président emprisonné. On est tous affecté émotionnellement par cette situation inexplicable ».
« J’étais beaucoup plus libre avant, confie Francesc Bellavista, le secrétaire général de l’ANC. Aujourd’hui, je n’ai plus le temps de rien. Je n’arrive même plus à me concentrer pour lire des romans, ma tête est accaparée par cette situation, 24 heures sur 24 ! » Reste que le nombre d’adhérents, à l’ANC comme à Òmnium Cultural, ne cesse d’augmenter. Francesc est catégorique : « La volonté d’obtenir l’indépendance, ce n’est pas comme la fièvre, elle ne peut pas retomber. On n’arrête pas un peuple ! »
* Les noms ont été modifiés, à la demande des personnes interrogées.
⑴ 893 personnes ont reçu une assistance médicale en raison des actions de la police espagnole, selon le ministère de la Santé catalan.
Travail encadré par Cédric Rouquette, Cédric Molle-Laurençon, Alain Salles et Fabien Palem.