« Les nôtres, ce sont les Mossos », martèle à deux reprises Celestina Arnau. Plusieurs forces de police cohabitent en Catalogne. Et entre la police régionale catalane, les Mossos, et les forces de police nationale, comme la Guardia civil, elle a fait son choix. Celestina est retraitée et ne se sépare pas de ses pelotes de laine jaune sur la Plaça de Catalunya (place de Catalogne) à Barcelone, à l’extrémité des Ramblas. Depuis près d’un mois, un groupe de militants indépendantistes, Despertem la Republica (Réveillons la République) campe jour et nuit sur cette place. Celestina et trois autres retraitées tricotent côte à côte des écharpes jaunes, la couleur de l’indépendantisme. L’objectif symbolique : « apporter de la chaleur aux prisonniers politiques et à notre Président exilé à Bruxelles (Carles Puigdemont, ancien Président de la Generalitat, ndlr). »
Autour de la place sont stationnées quelques voitures des Mossos d’Esquadra, qui signifie littéralement “agents d’escadron”. « Ils ont le droit de nous virer s’ils veulent, explique dans un bon français Laura Cama, membre de Despertem venant de Gérone chaque week-end au rassemblement. Mais pour l’instant ça se passe bien, nous sommes un mouvement pacifique. » Les Mossos d’Esquadra sont la police de la Generalitat, l’administration gouvernant la région autonome de Catalogne. La Guardia civil et la Policia nacional sont quant à elles des forces de police nationales, respectivement militaire et civile. En temps normal leur présence en Catalogne est réduite à environ 3 500 agents, principalement dans le port et l’aéroport de Barcelone et aux frontières avec Andorre et la France. Dans les rues de la cité catalane, ils sont absents. Cette dualité, et notamment l’existence d’une police catalane, suscite beaucoup de débats dans la société depuis quelques mois.
« La Guardia civil a causé beaucoup de douleurs physiques et psychologiques »
« Avant, il y avait une harmonie entre les forces de police nationales, les Mossos et la population », explique Celestina. Avant, c’était avant le référendum pour l’indépendance du 1ᵉʳ octobre, organisé par le gouvernement catalan. « La police nationale et la Guardia civil ont causé beaucoup de douleurs physiques et psychologiques le 1ᵉʳ octobre. » Les indépendantistes reprochent aux “Guardia civil” d’avoir frappé des votants le jour du référendum, illégal au regard de la Constitution espagnole. Plus de 100 blessés ont été comptabilisés lors des interventions des “Guardia civil” devant les bureaux de vote pour empêcher le référendum et saisir des urnes.
Les Mossos sont eux mis en cause par les unionistes et la justice. Ils auraient facilité l’organisation du référendum et fait preuve de passivité lorsque les “Guardia civil” leur ont demandé de l’aide.
« Les images des “Guardia civil” frappant des votants de tout âge ont scandalisé l’Europe, analyse Diego Torrente, sociologue spécialiste de la police et des crimes à l’université de Barcelone. Au final, cette violence a été contre-productive. C’est un symbole très dur de voir une police attaquer devant un bureau de vote. » « La violence policière a franchi la barrière politique ce 1ᵉʳ octobre », renchérit Jofre Montoto, spécialiste de la sécurité et auteur d’un livre sur les Mossos, Mossos d’Esquadra, com és la policia de Catalunya (Mossos d’Esquadra, comment est la police catalane). « Les policiers ont frappé dans des lieux symboliques, dans le village de Carles Puigdemont ou dans des villages avec des revendications fortes. »
Les Mossos dans l’œil du cyclone
Antonio Robles est philosophe et membre fondateur de Ciudadanos, parti opposé à l’indépendance. Aujourd’hui retiré de la politique, il voit lui aussi dans cette violence une « erreur » des “Guardia civil” mais « une erreur instrumentalisée par les médias qui soutiennent l’indépendance ». De son côté, il pointe du doigt les Mossos. « Ce sont des délinquants. Ils ont collaboré à une tentative de coup d’Etat ».
« Les Mossos ont pourtant saisi beaucoup plus d’urnes que les “Guardia civil”, mais sans violence, explique Diego Torrente. Les Mossos et les “Guardia civil” ont géré la situation différemment. » Depuis le référendum, le chef des Mossos, Josep Lluis Trapero, est poursuivi pour sédition. Environ 300 autres Mossos sont poursuivis par la justice espagnole. « C’est une sauvagerie de poursuivre Trapero. Il n’est même pas indépendantiste ! », s’offusque Miquel Sellarès, l’un des fondateurs des Mossos en 1983 (dont Societat réalise le portrait). A propos du sort de leur chef, les Mossos sont divisés. « Les Mossos sont semblables à la société, témoigne Toni Castejon, secrétaire général du Sindicat de Mossos d’Esquadra (SME, Syndicat des Mossos d’Esquadra). Il y en a certains qui sont pour, d’autres qui sont contre et d’autres qui ont confiance dans la justice et attendent qu’elle se prononce. »
« La tension politique et les mensonges sur les Mossos ont amené certains Catalans et Espagnols à croire que les Mossos étaient une police politique pro-indépendance, affirme Jofre Montoto. Mais ce n’est pas vrai. Il n’y a pas plus d’indépendantistes dans la police que dans le reste de la société, c’est-à-dire environ 50 %. » Au sein des Mossos s’est créé un groupe : Mossos per la República catalana (les Mossos pour la République catalane). Le chef de ce groupe de 400 à 500 membres, lié à l’Assemblea nacional catalana (ANC, Assemblée nationale catalane), une association culturelle indépendantiste, est Albert Donaire Malagelada, un jeune Mossos travaillant dans les Pyrénées. Il n’hésite pas sur Twitter à dénoncer le roi et le gouvernement espagnol et à soutenir son ancien chef.
Josep Lluis Trapero a été entendu à Madrid le 23 février et a finalement été laissé en liberté avec interdiction de quitter le pays. « Je suis content qu’il ait été libéré mais il ne faut pas normaliser cette situation où des dirigeants catalans sont poursuivis », commente Rut Ribas. Cette jeune députée indépendantiste d’Esquerra republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine catalane) est venue demander, devant le commissariat des Mossos des Corts à l’ouest de Barcelone, avec 150 autres personnes, la libération de 14 militants arrêtés le matin-même dans une manifestation contre la justice espagnole.
Même s’il ne nie pas la réalité de cette violence, Diego Torrente voit dans ce débat autour de la police le schéma de division de la société catalane. « L’indépendantisme est majoritairement lié à un nationalisme catalan. Les indépendantistes essayent de se distinguer le plus possible de l’Espagne. Ils disent que l’autre, l’Espagne, est peu démocratique, autoritaire, violente. Et donc que eux, les Catalans et donc leur police, sont différents. »
« Les policiers sont fous quels qu’ils soient »
Olivier Bourgeois Garcia partage ce constat. Ce Franco-Espagnol d’une cinquantaine d’années a participé au mouvement des Indignés en 2011. A Barcelone, il participe à la gestion de l’Agora Juan Andres Benitez, fondée lors ce mouvement. Des militants d’extrême-gauche s’y réunissent régulièrement pour débattre, organiser des conférences ou juste discuter entre amis. Cet espace a été rebaptisé en 2013 après la mort dans le quartier d’un homme de 40 ans sous les coups de six Mossos, condamnés par la suite. Il symbolise la lutte contre les violences policières à Barcelone. Il se situe dans la quartier d’El Raval, un quartier populaire et cosmopolite de l’est de Barcelone.
La couleur est déjà donnée sur le mur d’enceinte de l’espace. Une grande fresque turquoise composée de différentes œuvres, taguées ou peintes, le recouvre. Plusieurs ont trait aux violences policières. Sur l’une d’elle, deux Mossos sont représentés avec une croix gammée dessinée sur leur béret. Derrière ce mur, au fond d’une cour en terre où sont disséminées plantes et chaises ainsi qu’une brouette terreuse et une table de ping-pong, se trouve une petite cabane vitrée.
A l’intérieur, Olivier discute avec deux autres militants tout en fumant des joints. Pour lui, pas de police préférée. « Mossos et Guardia civil, il n’y a pas de différence. Une police est une police. » « Les policiers sont fous quels qu’ils soient », appuie Jamal, arrivé dans la cabane entre temps. Pour Olivier, il ne faut pas être dupe de l’attitude des Mossos le jour du référendum. « Ce jour-là, c’était vraiment good cop bad cop. Mais en 2011, les Mossos n’hésitaient pas à taper comme des bêtes sur des personnes âgées. »
Les indépendantistes derrière les Mossos
Devant le commissariat des Corts où des indépendantistes manifestent pour la libération de 14 militants arrêtés le matin même, une quinzaine de Mossos sont postés le long du trottoir, visage à moitié caché, casque, matraque et pistolet à la ceinture. Du côté des manifestants, l’ambiance est au sourire et à la discussion. Les pancartes sont rapidement posées par terre, des groupes se forment, certains discutent debout, d’autres en tailleur sur la chaussée fermée pour la manifestation.
Un groupe de jeunes s’assoit en ligne juste devant les policiers, en signe de protestation pacifique. Un Mossos leur demande de ne pas empiéter sur le trottoir. Aucune tension n’est palpable. Au coin de la rue, à une cinquantaine de mètres, un des organisateurs de la manifestation discute rapidement avec un policier. Dans les propos des manifestants indépendantistes, aucun n’est vraiment anti-Mossos. Pourtant, ce sont ces mêmes Mossos qui ont arrêté leurs 14 camarades le matin même. Mireia Boya est une ex-députée au parlement de Catalogne pour la Candidatura d’unitat popular (CUP, Candidature d’unité populaire), parti d’extrême-gauche indépendantiste connu pour être souvent critique de l’action policière. Elle n’a que peu confiance en la police régionale, quand elle voit les arrestations des manifestants pacifiques le matin même.
Mais dans la manifestation, sa position est peu partagée. La majorité des indépendantistes soutiennent coûte que coûte la police catalane et excusent les arrestations du matin. « Avec l’article 155, les Mossos sont dirigés par Madrid », explique Alex Garcia, la vingtaine et membre de Despertem la Republica venu à la manifestation. L’article 155, c’est l’article de la Constitution espagnole activé par le Sénat espagnol permettant à Madrid de reprendre en main les compétences de la Generalitat. Dont la police. « Sous l’emprise de Madrid, les Mossos ne sont plus les Mossos. » Ce jeune indépendantiste très actif croit en sa police. « Les Mossos sont avec nous, du côté des Catalans, mais ils doivent suivre les ordres. Dans leur for intérieur, ils ne veulent pas le faire ».
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.