Après la Catalogne, Majorque. La volonté d’émancipation serait-elle à la mode ? Le débat sur l’indépendance a contaminé la politique interne de l’île, dans l’archipel des Baléares. Le parti de gauche Més per Mallorca (Plus pour Majorque) souhaite la souveraineté pour cette communauté autonome de 800 000 habitants. La proposition est loin de faire l’unanimité.
A Caimari, petit village situé au pied du massif montagneux Serra de Tramuntana (chaîne de la Tramontagne) au nord de Majorque, les habitants sont divisés sur le sujet. Après le marché, sur la place de l’Eglise, Juan sympathisant de Més et facteur, ne cache pas son envie d’autonomie. « Les Majorquins doivent se réveiller, estime ce Majorquin de 53 ans au physique imposant et à la voix de ténor. Si la Catalogne ouvre le chemin, un jour, les îles pourraient aussi être indépendantes ».
« Nous voulons décider par nous-mêmes »
Més est le troisième parti politique de l’archipel depuis qu’il a remporté 15 % des suffrages aux dernières élections régionales en 2015. Un score inédit, qui lui donne neuf sièges sur 59 au Parlement des îles Baléares, composées d’Ibiza, Formentera, Minorque et Majorque. Le parti, qui n’a jamais été aussi haut, se dit écologiste, féministe et souverainiste.
Au début du mois d’octobre 2017, alors que la Catalogne vote pour son indépendance, le porte-parole David Abril annonce vouloir organiser un référendum à Majorque avant 2030. La question ? « Oui ou non à la souveraineté de l’île. » Il entretient volontairement un flou sur cette notion : il souhaite l’indépendance de la région mais refuse de parler de nationalisme. David Abril est convaincu qu’une politique locale améliorerait le quotidien des Majorquins : « Nous voulons décider par nous-même, le pouvoir central d’Espagne ne devrait pas prendre des décisions qui nous concernent. Il faut demander aux Majorquins s’ils veulent être libérés des institutions madrilènes. »
La plupart des habitants ne prennent pas ce projet au sérieux. Mais une minorité influente défend l’idée du référendum, notamment parmi les jeunes. Nuria, 21 ans, est étudiante en quatrième année de psychologie à l’Université de Majorque. Installée à une table de la cafétéria, elle explique avoir fait campagne pendant plusieurs mois aux côtés de Més per Mallorca et partage toujours ses idées. « Je crois qu’on a le droit de décider de notre futur, soupire-t-elle. Nous payons beaucoup d’impôts et sommes traités de façon inégale », dit-elle en référence à la statistique qui fait de la région l’une des plus fortes payeuses en impôt sur le revenu. « La qualité de vie baisse énormément pour les habitants, confirme Margalida Mulet, anthropologue et majorquine. On a des transports publics catastrophiques et un des pires systèmes d’éducation. » Moins de logements, pollution aérienne et sonore, emplois précaires. Comme à Barcelone, le tourisme de masse provoque des difficultés pour la population locale. Les prix de l’immobilier ont même augmenté de 16,2% en 2017 à Palma de Majorque par rapport à l’année précédente.
« Nous sommes les descendants des colons catalans »
Més défend l’identité de l’île, très influencée par la culture catalane, comme argument pour la souveraineté de Majorque. Le parti se bat pour sa sauvegarde et revendique un héritage historique. Au XIIIème siècle, les îles Baléares, alors habitées par des populations arabes, sont envahies et colonisées par les Catalans lors des conquêtes chrétiennes. « Nous sommes les descendants de ces colons, explique Margalida Mulet. Mes grands-parents et mes arrières grands-parents avaient des notions de castillan mais ils n’utilisaient que le catalan. Avec mes amis et ma famille, quand nous parlons le catalan dans un bar ou dans le bus, nous faisons de l’activisme politique. »
Même sur le nom à donner à leur langue, les habitants de l’île ne parviennent pas à trouver un accord. Dans les faits, on parle un dialecte avec des sonorités et expressions différentes du catalan, appelé le majorquin. Pour autant, les deux langues ont une base grammaticale et un vocabulaire similaires.
Une confusion identitaire
Si l’idée de référendum ne fait pas l’unanimité, c’est que les gens ont un rapport très différent à cette identité catalane. « La Catalogne et Majorque, c’est un peu une relation d’amour-haine », décrit Antoni Lluis Trobat, journaliste et spécialiste de la politique majorquine. Dans les années 60, l’Espagne de Franco s’ouvre au tourisme et facilite les migrations. Des centaines d’ouvriers espagnols, notamment andalous, émigrent alors vers les îles Baléares et en particulier vers Majorque. La Catalogne connaît aussi cette vague d’immigration mais les conditions d’intégration ne sont pas les mêmes. « Ces gens se sont très vite intégrés en Catalogne, ils ont adopté le bilinguisme, précise Margalida Mulet. Aux Baléares, c’est différent. Il y a beaucoup de familles qui y sont depuis cinquante ans, qui ne disent même pas bonjour en catalan. Les politiques locales de l’époque n’ont pas défendu notre culture et cela affecte les relations aujourd’hui. »
Ces différends se traduisent dans la rue. Dimanche 18 février, une manifestation a réuni 2000 personnes contre un décret des partis de gauche, adopté en novembre 2017. Celui-ci impose un niveau moyen en catalan au personnel de la santé publique. De tels rassemblements sont très rares sur l’île. Au milieu des pancartes et slogans, Belén ajuste son gilet. « Le plus important, c’est la profession qu’on exerce et non pas la langue que l’on doit parler », souligne l’infirmière andalouse de 28 ans. « Nous sommes beaucoup à venir de loin, à ne pas être originaire de Majorque, explique Guillermina, ses lunettes de soleil vissées sur le nez. Nous ne devrions parler que le castillan à l’hôpital ». Pour David Abril, ces manifestants ont été « utilisés et intoxiqués par les partis de droite, contre la culture catalane. »
Ce point de vue influence la formation de l’échiquier politique. Le parti de droite, Partido popular (PP, Parti populaire), a presque toujours dirigé le Parlement des îles Baléares. Il reste le premier parti de l’archipel avec 20 sièges sur 59. Son électorat est fortement concentré dans les villages, où les habitants à la moyenne d’âge élevée se reconnaissent, pour la plupart, dans des valeurs conservatrices. Beaucoup s’identifient davantage à une culture espagnole que catalane. « Je suis majorquine et espagnole, pas catalane, souligne Margalida, 62 ans, vendeuse de fruits à Caimari. A aucun moment je ne souhaite l’indépendance de l’île. »
Catalanophobie
Un certain « anti-catalanisme » s’est même développé ces dernières années à Majorque. En 2013, Ramon Bauza, issu du PP, est président du Parlement. Il supprime une loi en vigueur depuis les années 1980 qui impose aux écoles publiques de dispenser au moins la moitié de leurs cours en catalan. Ce geste est vécu comme un affront à la langue et à la culture, 100 000 personnes, soit un huitième de la population majorquine, sortent dans les rues derrière des centaines de professeurs en grève. Une manifestation historique qui oblige Bauza à faire machine arrière.
Dans ce contexte, la popularité de Més per Mallorca n’a cessé de prendre de l’ampleur. Le parti a triplé son nombre de sièges par rapport aux élections de 2007. Pour Margalida Mulet, c’est une réaction à l’anti-catalanisme de Bauza.
« Il y a une réelle offensive de l’Espagne contre tout ce qui rappelle la Catalogne ou l’indépendance, explique David Abril, le porte-parole de Més. Tout est contaminé par ce débat, donc nous avons décidé de mettre de côté ce projet de référendum sur l’autonomie de Majorque pour l’instant. Nous attendons le bon moment, celui où nous serons sûrs de gagner. »
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.