Dans son salon, Jordi Petit s’affaire autour d’un mannequin, orné de guirlandes et d’un t‑shirt “Be original”. « C’est mon arbre de Noël », montre fièrement le récent retraité. Sur la commode, des drapeaux arc-en-ciel sont disposés en travers d’une photographie illustrant la première Gay Pride d’Espagne, en 1977. Issu d’une famille catholique, le Catalan a été l’un des premiers activistes LGBT d’Espagne. « Je n’ai rien dit à la maison sur mon homosexualité avant la démocratie », explique Jordi Petit.
Dès 13 ans, le jeune Catalan s’est mutilé pour tenter de réprimer son homosexualité. Aujourd’hui encore, il porte les stigmates qu’il s’est infligés, encouragé par des guides spirituels venus dans son collège barcelonais. Le jeune homme a marché avec des capsules de bière dans les chaussures et porté au bras un cilice, un instrument pointu en fer qui accroche la peau. « Les auto-mutilations font aussi partie de la mémoire des homosexuels », insiste l’ancien coordinateur du Front d’alliberament gai de Catalunya (Front de libération gay de Catalogne).
Symbole phare du franquisme, la prison centrale de Barcelone, surnommée La Modelo, a reçu des prisonniers dès 1904. Le pénitencier a cessé d’en accueillir il y a seulement quelques mois et est depuis ouvert au public. La mairie de Barcelone y a annoncé fin janvier qu’elle déposerait une plainte collective dans les semaines à venir. Ada Colau et son équipe souhaitent que les exactions commises contre les homosexuels sous le franquisme soient reconnues comme crimes contre l’humanité. Ce terme désigne notamment les actes inhumains ou les persécutions commis contre les populations civiles pour des motifs politiques, raciaux ou religieux. Conséquence importante : ils sont imprescriptibles. Quarante-deux ans après la mort de Francisco Franco, Jordi Molina, conseiller à la mairie de Barcelone, défend l’ouverture de la procédure. « La plainte arrive tard mais c’est notre obligation de donner des réponses aux familles qui ont perdu des êtres chers et de réparer les souffrances de ceux qui ont vécu la répression », juge Jordi Molina. Les exactions ciblées contre les homosexuels font partie d’une répression plus large. On estime à près de 200 000 le nombre de personnes victimes du franquisme et des milliers de corps se trouvent toujours dans des fosses communes.
Des homosexuels devenus « danger social »
L’histoire de la répression des homosexuels est aussi celle de leur incarcération. Le dépôt d’une plainte est une initiative de plus localisée en Catalogne, territoire précurseur. Un observatoire inédit contre l’homophobie a été créé pour instruire ces délits et une loi pionnière sur le sujet a été votée en 2014 au Parlement catalan.
Véritable capitale gay de l’Espagne franquiste, Barcelone était aussi connue pour être l’épicentre de la communauté LGBT. « La Catalogne a toujours été plus progressiste, européenne et avancée que le reste de l’Espagne, plus conservateur », se félicite Armand de Fluvià. Âgé de 86 ans, Armand de Fluvià a été l’un des pères fondateurs du mouvement de libération gay espagnol. Un mouvement né en 1970 en réaction à une loi qui incluait les homosexuels comme « danger social » parmi les trafiquants de drogue ou les proxénètes. « Comme j’avais eu connaissance du Front de libération gay né aux États-Unis l’année précédente, explique-t-il, j’ai commencé à dire que c’était une énormité et nous avons commencé à nous battre. »
La loi prévoyait des mesures pour surveiller et « réhabiliter » les homosexuels. « La réhabilitation, ce n’était rien : faire des travaux manuels, et un curé qui venait chaque dimanche à la messe obligatoire dans la prison », témoigne Jordi Petit. Deux centres de “réhabilitation” ont été créés à Huelva (Andalousie) et à Badajoz (Estrémadure). Lorsque les établissements étaient complets, les prisonniers étaient envoyés dans des centres pénitenciers comme celui de La Modelo où Armand de Fluvià a été incarcéré. Enfermé en 1956 puis en 1957 pour motifs politiques, l’aristocrate et ancien monarchiste reconnaît qu’il a été un prisonnier privilégié en comparaison d’autres homosexuels enfermés. « La répression était morale : quand des prisonniers voyaient un homosexuel, ils se moquaient ou le violaient s’ils le pouvaient », se souvient-il.
Justice de classe et répression sociale
La loi contre les « vagabonds et délinquants » adoptée en 1954 servait auparavant pour condamner les homosexuels. Les archives judiciaires de Barcelone attestent que les homosexuels issus des classes populaires étaient directement visés. « C’était vraiment une loi pour essayer de “nettoyer” les rues », observe le chercheur Geoffrey Huard, auteur d’une thèse sur le sujet. Ces deux lois (1954 et 1970) permirent de juger, entre 1956 et 1977, plus de 1 200 homosexuels pour ces motifs et d’en condamner 552 en Catalogne et aux Baléares.
J’ai entendu plus d’une femme à cette époque dire : “Je préfère avoir un fils criminel ou mongolien que pédé” -Armand de Fluvià, père fondateur du mouvement gay espagnol
Les homosexuels issus des autres milieux n’étaient pas pour autant épargnés en cas d’arrestation. « Avant de relâcher certains homosexuels, le commissariat appelait leur famille, leur entreprise, explique l’historien Leopold Estape Amat, spécialiste de la question LGBT. La peine, ce n’était pas la prison mais la pression sociale. » Avec des conséquences sur la santé mentale. « Beaucoup sont tombés en dépression et se sont suicidés, mais on ne pourra jamais savoir combien, soupire Jordi Petit. D’autres ont pris une double vie, ils se sont mariés et ont eu des enfants. » « J’ai entendu plus d’une femme à cette époque dire : “Je préfère avoir un fils criminel ou mongolien que pédé” », abonde Armand de Fluvià. Dans la lumière tamisée de son bureau exigu mais chic, photographies et titres honorifiques flattent au mur la longue vie du propriétaire. L’ancienne figure gay se souvient du contexte de répression de l’époque. « Pour l’État, nous étions un danger et des corrupteurs de mineurs, fustige le Catalan. Pour la médecine, des malades mentaux. Pour l’Église, les pires des pécheurs. Et pour la société, nous étions des hommes qui avions abdiqué notre qualité de mâles. »
La plainte est une réponse à une promesse politique de la maire. En 2015, pendant la campagne, son programme prévoyait de récupérer la « mémoire démocratique » de la ville. Question éminemment sensible, l’arrivée sur la table de la plainte agace. Antoni Ruiz Saiz, est le président de l’association Anciens prisonniers sociaux (Ex-presos sociales), créée par un collectif de personnes LGBT victimes de représailles durant le franquisme. Il fustige un opportunisme politique et l’absence de consultation des associations. « La mairie ne connaît même pas le dossier, sinon elle saurait que le Parlement catalan nous a déjà rendu hommage en 2005 », blâme-t-il. Le président de l’association a été enfermé trois mois dans la prison de Badajoz pour son orientation sexuelle en 1976. Antoni Ruiz Saiz est devenu en 2009 le premier homosexuel à recevoir 4 000 euros du gouvernement espagnol pour avoir subi cette répression. De son point de vue, la plainte pourrait éclipser le vrai combat : l’augmentation des indemnisations.
L’annonce du dépôt prochain de la plainte a suscité un relatif consensus sur l’échiquier politique. Dans la municipalité, seuls deux partis minoritaires, le Partido popular (PP, Parti populaire) et Ciudadanos, s’y opposent. Pourtant, à l’échelon national, le gouvernement PP critique l’initiative de la mairie. Et pour cause, à sa création en 1976, l’Alliance populaire (devenue le PP) comptait dans ses rangs d’anciens franquistes. « De leur point de vue, nous remuons le couteau dans la plaie et empêchons qu’elles se referment », estime Jordi Molina.
Un geste d’abord symbolique
Pour l’avocate qui travaille sur le dossier, l’issue dépendra de la sensibilité du juge. Les arguments de la mairie sont « solides », avance Laura Perés Ravellat, mais les obstacles nombreux. Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la commission des actes, les auteurs comme les victimes sont difficilement localisables ou vivants. La loi d’ ”amnistie” de 1977, instaurée en pleine transition démocratique, a d’ailleurs empêché les instructions sur ce passé. « Si la plainte était admise, elle pourrait ouvrir la boîte de Pandore, prévient David Bondia, de l’Institut des droits de l’Homme en Catalogne. Ce n’est pas seulement la répression contre les homosexuels qui pourrait être jugée, mais toutes les exactions commises sous le franquisme. »
En 2007, avec la loi sur la mémoire historique, le gouvernement socialiste a créé des subventions. L’idée : permettre aux associations et aux chercheurs de chercher les corps des victimes du franquisme. « Depuis que le PP est revenu au pouvoir en 2011, la loi existe toujours mais il n’y a plus d’argent dans les caisses, regrette Geoffrey Huard. Les mairies essaient de prendre le relais, mais cela signifie qu’elles doivent y affecter une part de leur budget. » Au niveau local, le directeur des archives judiciaires a la main sur leur accès. Barcelone a accepté d’ouvrir les siennes. D’autres s’y sont opposées, comme Séville, dirigée par un maire socialiste, avant d’accepter. L’absence de demandes massives visant l’ouverture des archives joue en défaveur des quelques chercheurs qui travaillent sur le sujet. « Peut-être que la plainte va changer les choses si elle débouche sur un procès, ce que j’espère », signale Geoffrey Huard.
Le régime franquiste se caractérise aussi par l’absence de transparence et de rapports relatant les conditions de détention des prisonniers. Les années franquistes sont un vaste trou noir. Autre frein : une partie des victimes a été décimée par le Sida. Ce sont donc les témoignages de toute une génération qui se sont fait rares.
Le système judiciaire espagnol lui-même est un obstacle au succès de la procédure. En décembre 2017, une municipalité a déposé une plainte similaire contre les crimes franquistes pour la toute première fois en Espagne. Celle d’Elgeta, au Pays basque. Une jeune magistrate l’a admise en première instance avant d’être remplacée dès janvier 2018, et la plainte classée. « Il existe un problème très grave de proximité entre le gouvernement central et les juges », tance le conseiller à la mairie Jordi Molina. Selon ce dernier, cette connivence marque un autre héritage du franquisme. Pour Jordi Molina, la plainte a de toute façon une visée symbolique et peu de chances de déboucher sur un procès. « S’il n’y a pas de suite au niveau juridique, cela permettra au moins d’envoyer un message à l’État et à la magistrature pour leur signifier que nous continuons d’attendre vérité, justice et réparation pour les victimes ».
Travail encadré par Alain Salles, Fabien Palem, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.