Une fois sa porte ouverte, la jeune fille brune se réfugie dans la cuisine pour préparer des cafés. La décoration de l’appartement qu’elle partage avec deux étudiants est aussi simple que sa tenue. Angie, en jean et en pull noir, a juste 20 ans mais elle semble plus âgée, plus mature. Elle a un visage ovale harmonieux et une voix douce, presque effacée. Difficile d’imaginer que cette étudiante en médecine puisse être la porte-parole d’un groupe radical d’extrême-gauche.
Angie est une membre active de l’organisation catalane et juvénile Arran. Créé en 2012, ce groupe compte aujourd’hui plus de 700 militants féministes, socialistes et surtout indépendantistes. Tous vivent en Catalogne, à Valence ou aux Baléares. Depuis le début de la crise catalane, ces jeunes multiplient les actes de vandalisme contre les partis unionistes. Mais Angie est née et vit à Majorque, dans une autre communauté autonome. Le 1ᵉʳ octobre 2017, elle n’a pu donner sa voix aux séparatistes. Elle soutient pourtant avec avidité l’indépendance de la Catalogne. « Une de nos dernières actions a été de brûler un drapeau espagnol dans une vidéo. » Un coup de pub réussi : les images tournées par Arran Palma ont même été diffusées par des médias madrilènes.
Vídeo de l’acció realitzada al final de la manifestació de la Diada. Organitzem-nos al carrer pels Països Catalans ! @Arran_jovent @eimallorca pic.twitter.com/NAP9SGERlU
— Arran Palma (@ArranPalma) January 8, 2018
« A aucun moment, je ne me sens espagnole »
L’ambition de l’organisation de jeunesse ne se borne pas à l’indépendance de la Catalogne mais à celle de tous les « pays catalans » de l’est de la péninsule : Barcelone et sa région, Valence et les îles Baléares. « Je suis majorquine, mais j’appartiens aux pays catalans. Pour moi, nous sommes le même peuple. Nous avons la même culture. Nous partageons une langue qui a toujours été attaquée, et cela depuis que je suis petite… » La chambre d’Angie est lumineuse, chaque objet y trouve sa place. Sur la coiffeuse, quelques livres et des roses séchées ; sur son lit en fer forgé blanc, un coussin en forme de coeur. Quelque peu isolé dans la pièce délicate, un drapeau catalan est accroché derrière la porte.
L’Espagne et sa couronne, Angie ne les supporte pas. « A aucun moment, je ne me sens espagnole. Je ne peux pas m’identifier à une culture fasciste. » La jeune fille fait référence à la dictature de Franco mais aussi à la couronne d’Espagne. Cette monarchie absolue et centralisée s’est construite au XVIIIème siècle sur une défaite des pays catalans. Alors que la guerre de Succession déchirait la péninsule, les territoires menés par Barcelone ont choisi le camp de la maison des Habsbourg contre celle des Bourbons soutenue par Madrid. Attaquée par les troupes franco-allemandes, la capitale catalane est tombée en 1714.
Angie replace ses lunettes à monture argentée sur le haut de son nez, puis nuance : « Bon, je sais que tous les Espagnols ne sont pas fascistes… » Pour certains indépendantistes, la simple idée d’une Espagne unie ne peut évoquer autre chose que la dictature de Franco, en place de 1936 à 1975, et son fameux slogan de propagande : « España, una, grande y libre ». Impossible que l’homme ou la femme de sa vie soutienne le Partido popular (PP, Parti populaire), les conservateurs. « Je ne partage pas les même idéaux. Je ne suis ni raciste, ni machiste. Et puis, de toute manière, je ne crois pas en ce genre de relations. »
La jeune femme a grandi à Santanyí, un village du sud de l’île, entre une mère majorquine, bibliothécaire, et un père catalan « mais contre l’indépendance », travaillant dans l’hôtellerie. Angie étudie aujourd’hui à Palma, « pour, je l’espère, devenir chirurgienne. » Elle aime sortir avec ses amis et bouquiner « des livres de fantasy, surtout ! » Le cinéma est aussi un de ses passe-temps favoris : « J’adore les Pixar mais j’ai aussi vu Bienvenue chez les Chtis ! » Dans sa famille, si on veut sauver le repas, mieux vaut éviter de parler politique. « Ma grande soeur et mon oncle, un militaire, n’approuvent pas vraiment mes activités au sein d’Arran… »
S’engager, c’est grandir
A 16 ans, Angie découvre l’existence de ce groupuscule dans les journaux. Plusieurs actions l’interpellent et la séduisent, notamment une manifestation pour défendre le droit à l’avortement libre et gratuit. Deux ans plus tard, la jeune femme rejoint les rangs de l’organisation juvénile. Un trait d’eye-liner souligne son regard sombre. « Je pense qu’Arran m’aide à mûrir, à devenir adulte. Et puis, j’aime cette impression d’appartenir à un groupe. »
Angie retrouve les autres membres une fois par semaine. Le Casal n’est pas, comme la traduction catalane le laisserait penser, une chic maison de campagne, mais un local farci d’affiches et de posters en tout genre. Pour tous les sympathisants d’extrême-gauche, cet ancien bar est un lieu emblématique. « Je crois qu’il appartient à un vieux militant, rit l’étudiante, mais franchement, je ne sais pas vraiment à qui ! » Sous les néons blafards, ils sont quatre ou cinq à préparer une banderole. Angie orchestre les opérations : « Nous dessinons les visages de trois figures fascistes pour dénoncer la politique tyrannique à l’oeuvre. » Parmi les heureux élus, le porte-parole de Ciudadanos Baléares.
« Nous ne sommes plus des marginaux »
Au comptoir, l’étudiante revient sur l’épisode du drapeau espagnol brûlé. « C’était pour dénoncer la répression opérée par Madrid. Tu te rends compte ce qu’on risque, elle ouvre les guillemets, pour cet acte “anti-constitutionnel” ? » Le rappeur majorquin Valtònyc, lui, a été condamné à trois ans et demi de prison pour injures envers la couronne. En 2012, le jeune homme de 19 ans chante dans une vidéo diffusée sur Youtube : « Pendant ses teufs, je ne sais pas si le roi Bourbon chasse des éléphants ou s’il va aux putes ! »
Jaume, 23 ans et une coupe de cheveux indécise, s’agace : « Le Tribunal d’audience nationale gère seulement les crimes de lèse-majesté … et le terrorisme ! C’est un pur héritage de Franco et de son Tribunal de Orden Público ! » Le garçon, anneaux dorés aux oreilles, sait de quoi il parle. Un an auparavant, il a comparu devant cette cour à Madrid pour avoir brûlé un portrait du souverain. Jaume en est sorti indemne, peut-être grâce à l’avocat payé par Arran. Ce soir au Casal, tous rêvent de l’indépendance des pays catalans, de se séparer de l’Espagne et de sa coûteuse monarchie. Angie saisit le joint qu’on lui tend. « Je sais qu’on est minoritaires. Mais nous ne sommes plus des marginaux. Aujourd’hui, beaucoup de gens acceptent notre discours. »
Si Majorque s’est mobilisée avec force contre les violences perpétrées à Barcelone, elle reste majoritairement conservatrice. Mais depuis quelques années, la popularité de la gauche nationaliste ne cesse de grandir. Le parti Més per Mallorca (MES, Plus pour Majorque), est même devenu en 2015 la troisième formation politique de l’île. Quand il évoque Arran, leur porte-parole sourit : « Ils sont très jeunes et encore très attachés aux symboles. » David Abril ajoute : « Toutes ces condamnations… Ce n’est pas juste. Nous partageons la même idéologie et puis, ce sont presque des enfants. » Cette gauche, dont Arran incarne la branche radicale, réclame plus de souveraineté pour Majorque et les territoires catalans. « C’est exaspérant, soupire Angie, l’argent de l’île va tout entier dans le tourisme, les multinationales étrangères ou à Madrid. Ici il y a des routes à entretenir et un système de santé à améliorer ! »
Arran reste une organisation juvénile. A 26 ans, Angie devra quitter les rangs du groupe catalan et continuer sa route, « mais pas en politique. » Angie veut s’engager et aider les Majorquins, mais à plus petit échelle. Elle s’imagine docteur « et impliquée dans des projets pour protéger les réfugiés. » « Ce qui me rend vraiment heureuse ? » Elle prend un moment pour réfléchir. « C’est d’être auprès des gens, de leur offrir mon soutien. » Angie tend sa main vers un paquet de gâteaux aux fruits mais suspend son geste. Elle prend finalement son téléphone portable pour y écrire quelque chose. L’étudiante rougit. Ses opinions ont beau être extrêmes, elle reste une délicate jeune fille. « C’est une liste de mots que je trouve jolis. “Melocotón”, “pêche” en catalan, c’est joli, non ? »