Un vent insidieux balaie les côtes catalanes. Rares sont les bateaux qui se risquent à sortir : la tramontane souffle à plus de 50 kilomètres par heure. « La Vierge de Carme nous protège », se rassurent les téméraires qui rentrent au port. La sainte patronne des pêcheurs oublie rarement ceux de Palamós. À l’heure de la criée, on s’affaire dans le hangar qui jouxte le musée de la pêche catalane, face aux quais de déchargement. Les pêcheurs lavent, classent, trient et répartissent dans des bacs les quelques poissons de la matinée, avant de les proposer à la vente. Pendant que les acheteurs se disputent les rougets et les rascasses, les pêcheurs reprennent leur souffle, éreintés par neuf heures en mer. « C’était pas terrible aujourd’hui », souffle l’un deux.
Les pêcheurs doivent en ce mois de février se contenter de l’ordinaire poisson de Méditerranée. Mais c’est la gambas qui a fait la renommée de Palamós. Elle est vendue dans toute l’Espagne, jusqu’à Madrid. Le crustacé est depuis le début de l’hiver au coeur de tensions entre les pêcheurs et la capitale espagnole. Même si, en ce moment, il est à l’abri des filets. « On est en période de jachère biologique : on laisse le temps aux gambas de se reproduire et de grandir pour avoir un meilleur rendement et gagner plus d’argent », explique Gastó, 62 ans, capitaine de chalutier.
Ce temps mort, c’est la loi qui leur impose. Une décision de Bruxelles les oblige à respecter une carence de 30 jours le premier mois de chaque année pour permettre aux viviers de se renouveler. Mais à Palamós, les pêcheurs à la gambas ont décidé d’eux-mêmes de doubler cette durée, la passant à 60 jours.
La Generalitat, l’organisation politique de la région autonome de Catalogne, a approuvé cette démarche. « Ce plan de gestion n’est appliqué qu’à Palamós », se félicite Toni Albalat, patron de la confrérie des pêcheurs de la ville. Lui-même membre d’équipage, il occupe cette fonction depuis deux ans. « Maintenant, on pense que ce serait une très bonne chose que l’on communique sur cette réussite et que d’autres ports adoptent cette idée. »
Pas d’exception pour les pêcheurs catalans
Problème : Madrid ne voit pas d’un bon œil l’initiative écoresponsable de Palamós . Accepter ce cas unique en Méditerranée serait en faire un particularisme, catalan de surcroît. Hors de question pour l’État espagnol, qui préfère l’unité des directives sur son territoire. « Ce serait donner trop d’importance aux pêcheurs et au gouvernement autonome, se désespère Toni. Ils ont toujours eu peur de ça, surtout ici. Cela va à l’encontre de leur logique impérialiste. »
Les pêcheurs de Palamós ont surnommé leur initiative « plan de gestion de la pêche à la gambas ». Parce que le mot “gestion” induit une particularité et des compétences propres et autonomes, Madrid a préféré appeler l’initiative de Palamós « plan de régulation de pêche ». « C’est comme s’ils disaient “On ne va pas appeler le bleu ’bleu’, mais ’cyan’ ” » s’amuse le chef des pêcheurs. Les décisions de Madrid font rire jaune le patron des pêcheurs de Palamós. Au port, les « ingérences du pouvoir madrilène » passent de plus en plus mal.
À 700 kilomètres de la capitale espagnole, ils n’entendent plus recevoir les directives d’une ville sans lien direct avec leur profession. La gestion de la pêche en Catalogne est partagée entre Madrid et les régions. La répartition des prérogatives est disproportionnée selon les pêcheurs. Toni Albalat dénonce un manque de clairvoyance de la part du pouvoir central : « la Generalitat a bien plus conscience des réalités sur nos côtes qu’eux, on a une relation directe avec elle, pas avec la capitale. Ce manque de connexion a toujours existé. »
Une autre décision de l’État espagnol fait grincer des dents : le plan de gestion intégral de la Méditerranée, voté par le Parlement espagnol au printemps dernier. Il unifie les directives de pêche sur toutes les côtes méditerranéennes européennes (durée en mer, poids pêché, superficie des zones de pêche, etc.), et réserve le droit à chaque pays d’adapter la loi en fonction de ses spécificités. En Espagne, les instructions sont unifiées sur toutes les côtes du pays, atlantique ou méditerranéenne. Une incohérence pour Alberto, marin sur un chalutier : « C’est une petite mer, où les bancs de poissons sont plus maigres donc les volumes aussi. Notre activité n’est pas industrielle ici : on ne pêche pas des tonnes, mais des kilos », résume le pêcheur de 52 ans. Il ne saisit toujours pas la pertinence de décisions nationales sur le secteur de la pêche : « On ne voit pas trop ce que viennent faire ces normes océaniques ici. Nous voudrions enfin avoir une gestion locale de notre activité », dit-il d’un air presque résigné. « Tu veux discuter avec un âne », se moque un collègue en passant.
Les pêcheurs haussent le ton à la catalane
Une discussion collégiale a été proposée par les pêcheurs. Selon Toni, Madrid a refusé de s’asseoir avec eux. « Encore une façon de montrer qui tient les rênes, précise le patron de la confrérie. La table de discussion existe avec la Generalitat et les scientifiques associés, mais presque clandestinement. » Contacté à plusieurs reprises, le ministère espagnol de la Pêche n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Alors, à défaut de discuter, les pêcheurs de Palamós militent. Tous ne sont pas indépendantistes dans l’âme. Mais chacun est décidé à lutter contre « l’hégémonie madrilène ». Le 1ᵉʳ octobre 2017, la Catalogne vote pour le référendum sur l’indépendance. Certains de leurs confrères à Sant Carles de la Rapita sont malmenés par la Guardia civil, venue saisir les urnes. Ils sont alors les premiers à rallier la grève générale qui gèle la Catalogne pendant toute une journée. Pendant 24 heures, le port reste fermé. « Nous avons voulu apporter pacifiquement notre soutien à nos collègues molestés », justifie Toni.
Une grève et un soutien que cautionne sans appel la mairie indépendantiste de Palamós. Lluis Puig, ancien maître d’école de 42 ans, est maire de la commune depuis 2015. Il est membre de l’Esquerra republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne), parti indépendantiste catalan. « Comme toutes les villes de la province de Gérone, Palamós a massivement voté pour l’indépendance », dit fièrement Lluis Puig. La ville a effectivement voté à 93 % pour le “Oui” avec une participation supérieure à la moyenne de la région. « Cela n’a rien d’exceptionnel. Les Palamosinos sont sûrs de leurs convictions », constate M. Puig.
Dans les rues de sa ville, l’Estelada, le drapeau des indépendantistes catalans, agrémente un peu partout les murs des commerces et les balcons. Sur la devanture de l’Ajuntament, la mairie, une banderole est accrochée depuis plusieurs semaines : “Llibertat presos politícs”, liberté pour les prisonniers politiques. Elle fait référence aux huit anciens ministres de la Generalitat emprisonnés depuis le 2 novembre 2017 pour sédition. « Cette banderole nous a été proposée par des citoyens, nous avons immédiatement accepté. Ils sont en prison pour des idées politiques, pas pour un quelconque délit inventé par le pouvoir central », s’insurge le maire.
Bataille navale
La veille du référendum, le port de la ville est alors le théâtre de l’une des batailles, navale celle-ci, de la lutte que se livrent les indépendantistes et Madrid.
Le 30 septembre 2017, la Catalogne s’apprête à voter pour son indépendance. Un référendum illégal selon le gouvernement espagnol. La Guardia civil est mobilisée et se disperse aux quatre coins de la région pour empêcher la tenue du vote et saisir les urnes. Madrid loue trois ferrys à l’Italie pour loger les policiers le temps de l’intervention. Il est 9h lorsqu’un mail arrive à la capitainerie de Palamós : le “Moby Data”, en provenance de Bastia en Corse, demande l’autorisation de jeter l’ancre dans le port de la ville pour sécuriser la province de Gérone. La demande est alors transférée à l’autorité portuaire de la Generalitat à qui revient la gestion du port. À 11h30, le bateau reçoit la réponse de la capitainerie : l’accès au port lui est refusé. Le “Moby Data” doit alors se dérouter vers celui de Barcelone, administré par Madrid.
Qui a pris cette décision ? À Palamós, la réponse est évasive. « La gestion des ports dépend de la Generalitat, nous n’avons pas eu notre mot à dire », se défend le maire Lluis Puig. « Nous accueillions déjà des navires de croisières et commerciaux, les quais d’accostage étaient pleins. » Pour Carlos Ribas, journaliste à Radio Palamós, c’est un peu plus compliqué : en effet, Palamós n’avait pas réellement la capacité d’accueillir ce ferry de policiers. « Mais c’est la capitainerie, qui dépend de la mairie, qui a refusé officiellement l’accès aux quais », explique malicieusement Carlos. Un alignement des planètes pour le port indépendantiste. « C’était une heureuse coïncidence », reconnaît le maire, sourire en coin.
« C’est un mensonge ! » – Alfonso Merino, Association unifiée des gardes civils
Le plus important syndicat de la Guardia civil, l’Asociación unificada de Guardias civiles (AUGC, Association unifiée de gardes civils), a une toute autre version. C’était tout sauf une coïncidence et bien une décision délibérée. « C’est un mensonge !, s’étrangle Alfonso Merino, secrétaire général de la délégation Barcelone-Gérone de l’AUGC. La Generalitat a volontairement pris la décision de nous bloquer l’accès au port, sans motif valable. » Selon le représentant syndical, la présence de paquebots de croisière dans le port n’empêchait aucunement le ferry d’accoster. « Cette décision était clairement destinée à gêner la logistique de la Guardia civil pour le référendum », insiste Alfonso Merino.
Depuis cet épisode, le calme est revenu sur le port. Durant toute la semaine, aucun bateau ne s’aventure en mer. Il y a encore trop de vent. Mais la saison de la gambas approche. Alors les pêcheurs, en attendant, entretiennent les chalutiers. Dans son bureau de la confrérie, Toni Albalat travaille. La semaine prochaine, Palamós accueille une série de conférences sur le développement durable de la Costa Brava. Les organisateurs affirment avoir invité les autorités espagnoles.
Une fois de plus, Madrid aurait décliné.
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Frédéric Traini, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.