Il est à peine dix heures au musée d’histoire de la Catalogne. Des dizaines d’enfants courent déjà, armés de stylos sur tout le premier étage du musée, situé à deux pas du port de Barcelone. En visite scolaire, ils doivent suivre un jeu de piste au fil des longs siècles d’existence de la Catalogne. Créé en 1996, le musée présente l’histoire du territoire de la Catalogne, de la préhistoire à nos jours. Dès les premières salles, le ton est donné : « VIII-XIIIème siècles. La naissance d’une nation ». A l’intérieur de ces murs, la Catalogne se considère déjà indépendante de l’Etat espagnol. « Ce musée représente les Catalans comme un peuple en marche vers la liberté », assène Joaquim Coll, historien à l’Université de Barcelone et porte parole de Societat civil catalana (SCC, Société civile catalane), une association qui lutte pour que la Catalogne reste espagnole. Les collections renvoient l’idée que les Catalans, en tant que peuple, désirent vivre ensemble de façon souveraine depuis le VIIIème siècle. Un parti pris loin d’être neutre au vu des tensions qui déchirent Madrid et Barcelone depuis le référendum d’indépendance du 1er octobre. Cette vision historique renvoie l’idée que les tentatives de la Generalitat pour organiser l’indépendance de la Catalogne ne seraient pas un caprice mais un juste retour à une situation qui existait quelques siècles plus tôt.
En poursuivant la visite du musée, le visiteur se rend rapidement compte que la Catalogne est décrite non seulement comme une nation, mais aussi comme un ancien Etat. Soit un territoire déterminé, sur lequel vit une population encadrée par un pouvoir souverain matérialisé par des institutions. Un droit dont serait privé le peuple catalan depuis près de trois siècles. Salles après salles, s’enchainent une suite d’appellations glorieuses et identitaires : « Consolidation d’un pays », « XIII-XVIème siècles. Notre mer », pour finir au deuxième étage, en 1714, avec : « La fin de l’Etat catalan ». Selon Joaquin Coll, spécialiste de la politique des XIXème et XXème siècles, le “récit national” du musée n’est pas un exemple isolé. « En Catalogne, la Generalitat tente de contrôler le discours historique et le couple parfois à une subtile hispanophobie. »
Le musée d’histoire de la Catalogne est l’une des illustrations principales du “récit national” catalan. La Generalitat favorise depuis les années 1990 la diffusion de ce courant historique dans les universités où les programmes scolaires. Il ne faut pas longtemps à la députée Sonia Sierra du parti Ciudadanos pour en trouver les responsables. « Jordi Pujol, le Président de la Generalitat de Catalogne [de 1980 à 2003] et son parti Convergència democràtica de Catalunya (CDC, Convergence démocratique de Catalogne) ont mis par écrit la volonté d’utiliser l’histoire pour renforcer l’indépendantisme », affirme-t-elle.
Le texte auquel fait référence la député est un document de travail du CDC, comportant un éventail de propositions pour entretenir le nationalisme en Catalogne. Dans la partie éducation, on y trouve un objectif limpide : « Stimuler le sentiment national catalan des professeurs, parents et étudiants. » Pour ce faire « il faudrait créer à Barcelone (…) un musée d’histoire de la Catalogne. »
Six ans plus tard, la Generalitat fait sortir de terre le musée d’histoire de la Catalogne. Son décret de création, signé par Jordi Pujol, annonce très clairement son objectif : « renforcer l’identification des citoyens à leur histoire nationale. » La raison d’être de ce musée est donc politique. Aujourd’hui encore, les liens entre l’établissement et le gouvernement catalan sont extrêmement forts. Le directeur du musée d’histoire de la Catalogne, nommé par la Generalitat, n’est autre que Augusti Alcoberro, le vice-président de l’Assemblea Nacional Catalana (ANC, Assemblée nationale catalane). Cette association milite pour l’indépendance politique de la Catalogne. Une proximité avec le pouvoir visible jusque dans les arguments donnés pour refuser des interviews.
« La situation politique et l’intervention du gouvernement [espagnol en Catalogne] sont exceptionnelles, écrit par mail la responsable de la communication. Si le ministère de la Culture [de la Generalitat] ne peut pas vous aider, nous ne pouvons rien faire non plus. » Traduction : à cause de l’activation de l’article 155 de la Constitution par le gouvernement espagnol, les ministères de la Generalitat sont privés de leurs compétences et le musée ne peut pas donner d’interview.
« La campagne de propagande la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale »
Cela fait 21 ans que le musée d’histoire de la Catalogne sert les intérêts de la Generalitat. Bien rodé, le “récit national” exposé par le musée est efficace. D’autant plus qu’une bonne partie de ses visiteurs sont en réalité des enfants. Selon un employé, entre 20 et 30 groupes scolaires visitent le musée chaque semaine. Rien que pour eux, l’équipe du musée a prévu toute sorte d’animations pour les éveiller à l’histoire de la Catalogne.
Tout en encourageant la fibre identitaire des Catalans, le musée a également un impact sur les touristes qui viennent le visiter. Noémie, une étudiante italienne de 24 ans, venue en vacances à Barcelone, a un autre regard sur la Catalogne depuis qu’elle l’a visitée. « Ça m’a aidé à comprendre à quel point la Catalogne était différente de l’Espagne et pourquoi il y a tant d’affrontements aujourd’hui pour l’indépendance. »
La Generalitat profite également de nombreux symboles historiques pour éveiller la fibre indépendantiste des petits et grands. La démonstration récente la plus spectaculaire est la célébration du tricentenaire du 11 septembre 1714. Il s’agit de la fête nationale catalane qui consacre la défaite de Barcelone lors de la guerre de Succession d’Espagne. En 2014, la Generalitat avait décidé de dépenser 900 000 euros pour célébrer l’événement, tandis que la mairie de Barcelone déboursait 2,5 millions d’euros.
A l’occasion de ce tricentenaire, un séminaire international était organisé avec pour thème : « L’Espagne contre la Catalogne ». Une aberration pour l’historien anti indépendantiste Joaquim Coll. « Je pense que c’est la campagne de propagande la plus importante en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale », s’insurge-t-il. Au contraire, Salvador Cardús, un sociologue de l’Université Autonome de Barcelone et membre du Conseil consultatif pour la transition nationale, considère ce séminaire pertinent. « La relation que nous entretenons avec l’Espagne peut se résumer au fait que tous les 50 ans, Barcelone est bombardée », estime-t-il dans son bureau couvert d’affiches prônant la libération des prisonniers politique du référendum du 1er octobre. Cela explique à ses yeux que tous les symboles de la Catalogne, de son hymne, à son drapeau en passant par le jour de sa fête nationale, soient des souvenirs de violents affrontements avec l’Espagne. Cette stratégie, selon Joaquim Coll, tente toujours de placer les indépendantistes dans le camp du bien. « Dans les manifestations pour l’indépendance, ils utilisent des slogans anti-franquistes, ils se comparent même à Gandhi, Mandela et Rosa Parks ! »
Le musée d’histoire de la Catalogne se permet aussi ce type de rapprochements. Au troisième étage, le visiteur tombe sur une ribambelle de citations imprimées noire sur blanc au format A4. On y retrouve tous les grands noms cités plus haut, ainsi que d’autres comme Montesquieu : « Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice. » Une pique à peine dissimulée à la mise en place de l’article 155 par le gouvernement espagnol en décembre dernier.
Jordi Bilbeny et son Institut nova história (Institut de la nouvelle histoire) vont encore plus loin. Selon lui, Christophe Colomb, Miguel Cervantes et Léonard de Vinci sont en réalité Catalans. « Nous commençons à poser les bases de ce que pourrait être une science historique moderne débarrassée de fétichisme », assure-t-il. Ce philologue est convaincu que l’Espagne pratique une censure active depuis plusieurs siècles pour minimiser l’importance historique de la Catalogne.
Si ses thèses n’ont jamais été appuyées publiquement par des historiens, Jordi Bilbeny peut se targuer d’avoir reçu le soutien des deux anciens présidents de la Generalitat : Artur Mas et Jordi Pujol. « Jordi Pujol nous a envoyé une carte pour nous féliciter pour nos recherches », confirme Jordi Bilbeny en regrettant de ne pas recevoir de soutien, ni officiel, ni économique, contrairement à ce qu’insinuent ses détracteurs.
Une dernière inscription vient clore la visite du musée d’histoire de la Catalogne. Elle est de Lluís Companys, un ancien Président de la Generalitat fusillé en 1940 par le régime franquiste. « Pour se battre pour de nobles idéaux, il y a du monde, mais pour la Catalogne, il n’y a que nous. »
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini et Cédric Rouquette.