Le petit ruban jaune épinglé sur le côté gauche de sa doudoune, symbole de l’indépendance catalane, ne trompe pas. C’est avec elle que nous avons rendez-vous. Teresa Vidal nous attend sagement près d’une colonne publicitaire, située dans la ville de Cornellà, à quelques stations de métro du centre de Barcelone. C’est ici qu’elle a collé une dernière affiche en faveur du référendum, la nuit précédant le scrutin. On pouvait y lire le slogan “Bienvenue à la démocratie”.
Dans cette commune à majorité unioniste, les insultes pleuvent ce soir-là sur les indépendantistes. Des voisins appellent les Mossos d’Esquadra – la police locale -, pour dénoncer la présence de placardeurs. A leur arrivée, Teresa sort ses papiers d’identité. Elle n’est pas seule, sept autres camarades se font contrôler. « On a vraiment eu très peur », révèle Xavi Areste, professeur de technologie, qui arbore fièrement un ruban et deux écharpes jaunes.
Un mois plus tard, tous voient les forces de l’ordre se présenter à leur domicile. « J’ai d’abord cru qu’il y avait une caméra cachée. Je ne suis pas une délinquante, confie Teresa, encore choquée de cette intrusion. Mes enfants de 11 et 14 ans ont tout vu. Ma fille a beaucoup pleuré les jours suivants ». La quadragénaire n’a d’autre choix que de se rendre au commissariat. A peine arrivée, une policière lui lance : « Vous savez que ce que vous avez fait est grave ? Vous devriez être contente de ne pas être placée en garde à vue. » Ce jour-là, Teresa, employée à la mairie, apprend qu’elle est poursuivie pour désobéissance. Ce délit s’applique aux élus ou fonctionnaires qui refusent de se soumettre à la loi. Ils risquent alors l’inégibilité. Après inspection du dossier, le juge d’instruction de Cornellà décrète que le fait de coller des affiches n’a aucun lien avec la désobéissance. Un soulagement pour Teresa : « Toutes les charges sont tombées. »
Mais elle ne s’est pas encore remise de ses émotions. « J’aurais pu perdre mon travail pour avoir simplement collé des affiches », tremble-t-elle. Avant d’ajouter : « Mes valeurs sont supérieures au sentiment de peur. » Aujourd’hui, l’image qu’elle avait de l’Espagne s’est dégradée : « On nous dit qu’on vit dans un pays démocratique, mais ce n’est pas le cas. »
La mésaventure de Teresa Vidal soulève une situation souvent ignorée du grand public. La presse espagnole se focalise sur les grands leaders poursuivis par la justice pour avoir organisé le référendum. Comme Carles Puigdemont, ex-président de la Catalogne, réfugié en Belgique. Celui-ci est notamment accusé de rébellion, soulèvement violent contre l’ordre constitutionnel. Ce délit, l’un des plus graves dans le Code pénal espagnol, est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 30 ans.
Plusieurs centaines de citoyens anonymes sont eux aussi confrontés à la justice pour d’autres motifs. Dans la plupart des cas, il s’agit d’élus locaux. Les chiffres officiels ne sont toujours pas disponibles. Par exemple, certains sont accusés de détournement de fonds publics dans l’organisation du scrutin, et risquent huit ans de prison. Pour le moment, les procédures n’aboutissent pas. Malgré tout, beaucoup ont été ébranlés : ils n’estimaient pas avoir enfreint la loi.
On peut rire de tout,
mais pas avec n’importe qui
C’est une histoire de clown qui pourrait mal finir. Jordi Pesarrodona travaille à la mairie de Sant Joan de Vilatorrada, à une soixantaine de kilomètres de Barcelone. Il doit aussi être jugé pour désobéissance. Lui a choisi l’humour pour réclamer l’indépendance de sa région : « Je suis membre de l’association “Clown sans frontières”. Nous avons toujours revendiqué les nez rouges pour lutter contre les armes et les occupations militaires. »
Un après-midi de septembre 2017, à quelques jours du référendum, la Guardia civil (force de police nationale espagnole) perquisitionne un bâtiment situé dans son canton. Exaspéré, Jordi décide de prendre la pose avec son nez de clown durant deux heures à côté de l’un des agents, chargé de surveiller l’opération. Certains curieux s’empressent de les photographier et l’image devient virale sur les réseaux sociaux. « Le contraste d’un clown pacifiste à côté d’un homme armé a dû toucher les gens », analyse l’incriminé.
Le jour de l’élection, les policiers viennent l’arrêter dans l’école du village, là où étaient disposées les urnes. « Ils m’ont reconnu, affirme-t-il. En tant que conseiller municipal de la culture, ils savaient que j’exerçais une charge politique. » Pour avoir organisé le scrutin, il est accusé de désobéissance aux autorités espagnoles, qui avaient ordonné l’interdiction du référendum.
Actuellement, il refuse de se présenter devant les juges, par tactique. Au moment de son arrestation, il dit avoir été frappé par des agents. Ses avocats veulent ainsi dénoncer la responsabilité de la police. Une stratégie qui pourrait, si elle fonctionne, le blanchir : « En cas de condamnation, je risque de perdre le droit de travailler dans l’administration publique pendant dix ans ». Jordi Pesarrodona ne s’attendait pas à de telles conséquences : « C’est la première fois qu’un membre de “Clown Sans Frontières” est victime de représsion. J’ai reçu des centaines de messages de menaces de mort, provenant principalement du reste de l’Espagne, regrette-t-il. Au début, je voyais le danger partout. Maintenant, je commence à vivre à nouveau normalement. »
Le comédien Eduard Biosca a également été confronté à l’intransigeance des autorités espagnoles sur la question du référendum. En octobre dernier, il improvise une blague sur la principale chaîne de radio catalane (RAC 1). Un article du quotidien El Pais raconte que la Guardia civil va devoir emprunter des bateaux infestés de rongeurs pour se rendre à Barcelone, afin d’empêcher le scrutin. L’humoriste s’en empare et compare la police espagnole à des rats. « Cette plaisanterie m’a provoqué beaucoup d’ennuis. J’ai été convoqué pour injure, déplore-t-il. J’ai été triste et surpris. Il y a des jours où je n’ai pas réussi à dormir. » Le délit d’injure, action ou expression portant atteinte à la dignité d’une autre personne selon l’article 208 du Code pénal espagnol, est passible de deux ans de prison en Espagne. Pour éviter une telle condamnation, l’acteur et ses avocats ont avancé deux arguments : la liberté d’expression et l’interprétation de la farce par un personnage fictif, le Senyor Bohigues, incarnation du pilier de bar catalan. Eduard Biosca a finalement été innocenté.
Un élu en marge de la loi
Vêtu d’un pantalon chino et d’un pull en laine, chaussé de baskets bleu roi, Eudald Calvo est le maire d’Argentona. On accède à ce petit village indépendantiste de 12 000 habitants après avoir longé la mer et sillonné une étroite route de montagne. Le jeune trentenaire nous reçoit pour nous exposer ses problèmes judiciaires. Dans son bureau, le drapeau catalan a fait disparaître celui de l’Espagne, caché au fond d’un placard. De même, le portrait de Carles Puigdemont a chassé celui du roi Felipe VI, une provocation qu’il reconnaît illégale. Mais ce n’est pas la raison de ses tracas : « J’ai donné l’ordre aux Mossos de ne pas empêcher l’organisation du référendum, explique-t-il, insouciant. Cela m’a valu d’être mis en cause pour un délit de prévarication. » En d’autres termes, il a ignoré les autorités nationales qui exigeaient la suspension du référendum. Et a failli à son devoir d’obéissance envers l’Etat central. « Personnellement, je ne considère pas avoir commis un délit », argue l’édile. Il se félicite même d’avoir répondu absent à la convocation du juge. « Je ne reconnais pas la justice espagnole, qui est indissociable du pouvoir politique », martèle le jeune homme, membre du parti d’extrême-gauche Candidatura d’Unitat Popular (CUP, Candidature d’unité populaire).
La veille de notre rencontre, Eudald Calvo a reçu un courrier lui indiquant l’abandon des poursuites :« Les autorités ont considéré que mes ordres avaient été formulés de manière indirecte ». Mais sa situation n’est pas tout à fait résolue : « Le tribunal suprême à Madrid mène une enquête sur les députés et les élus, précise-t-il. Je sais que je suis dans la liste des personnes sur lesquelles une enquête pourrait être ouverte ». Pour autant, le jeune maire reste serein : « Personne n’aime être accusé, mais je n’ai pas peur ». Il est soutenu au sein de sa commune. Le jour du vote, le « oui » à l’indépendance l’a emporté à plus de 90%. Une ribambelle de rubans jaunes accrochés aux arbres flottent dans le vent. Des bougies rouges déposées sur le feuillage jaune brillent dans la nuit. Et de nombreux drapeaux catalans sont suspendus aux balcons.
Une multiplication de procédures qui interroge
D’autres affaires similaires sont apparues dans la foulée du référendum. Dans le paysage judiciaire espagnol, les professionnels s’étonnent des motivations juridiques de ces convocations. Même Xavier Arbos, professeur de droit à l’Université de Barcelone et opposé à l’indépendance, s’inquiète de la tournure des évènements : « On juge sur une idéologie politique. » Salué pour sa capacité à décrypter avec recul la crise catalane, il insiste : « être indépendantiste, c’est légal. Le pluralisme politique figure à l’article 1 de la constitution espagnole. » Pour l’avocate et indépendantiste Júlia Samsó Lucas, la prolifération de ces convocations « a vocation à faire peur ». Et dans le cas d’Edouard Biosca, auteur de la blague sur les rats, cela a fonctionné : « Dans le futur, je dirai probablement les choses de manière moins directe. »
Travail encadré par Alain Salles, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.