En descendant La Rambla depuis la Plaça de Catalunya, la banalisation de la drogue à Barcelone est évidente. À chaque coin de rue, des jeunes hommes entre 20 et 30 ans interpellent sans gêne les étrangers : « Cannabis ? Coffee Shop ? ». Le cannabis n’est pourtant pas légal en Espagne.
Ces rabatteurs font partie des “cannabis social clubs”. La loi espagnole permet aux membres de ces associations – et seulement à celles-ci – de consommer de la marijuana. Seuls les résidents espagnols âgés de plus de 21 ans sont légalement autorisés à intégrer ces clubs. La vente, la détention et la consommation dans un lieu public sont illégales. Tout comme le racolage de touristes.
Madrid et Barcelone en désaccord sur la légalisation
En juin 2017, une loi de légalisation avait été votée à une immense majorité par le Parlement catalan. Seuls les députés du Partido popular (PP, Parti populaire) ont voté contre. En décembre, la Cour constitutionnelle a suspendu la loi, à la demande du gouvernement espagnol. La loi votée en juin autorisait la culture, le transport et la consommation de cannabis, dans le cadre des associations habilitées. Elle permettait un meilleur contrôle du cannabis et de sa provenance. La loi réduisait aussi les risques pris par les associations, qui jusqu’ici cultivaient, et cultivent toujours, illégalement. En revanche, elle n’autorisait pas la consommation dans l’espace public.
En suspendant la loi votée par Barcelone, la Cour empêche la Catalogne d’exercer son « droit à fumer » en toute légalité. Mais la province autonome n’a pas attendu l’accord de Madrid pour devenir pionnière en matière de drogue… À tel point que Barcelone, malgré la répression, est en passe de devenir la nouvelle Amsterdam.
Patricia Amiguet est la présidente de la CatFac (Fédération catalane des associations de consommateurs de cannabis). Sa frange droite surplombe ses lunettes carrées noires. Son col roulé gris lui donne un petit air sérieux. Elle sort d’une réunion avec trois autres membres de la fédération. À la pause, ils fument un joint plutôt qu’une cigarette. Activiste depuis sept ans, Patricia Amiguet a 34 ans. Elle travaille dans le secteur administratif et a fondé une association de consommateurs. Mais elle n’a pas fait du cannabis un gagne-pain.
La présidente de la CatFac espère que les véritables associations « activistes, à but non-lucratif », fassent disparaître les coffee shops qui font du business en profitant du statut d’association. Surtout, elle milite pour la légalisation du cannabis afin de « garantir la traçabilité du produit offert aux adhérents des associations ».
Des activistes pro-cannabis indépendantistes
Pour Albert Tió, le président de la FedCac, l’autre fédération qui milite pour la légalisation du cannabis à Barcelone, « il est clair que la question de la régulation du cannabis est un sujet de tension supplémentaire entre le gouvernement central et les autorités catalanes ». Une Catalogne indépendante « permettrait la légalisation » d’après lui. Il estime même, « sans pour autant se prononcer pour eux », que la plupart des militants pour la légalisation sont pour l’indépendance.
Cet échec de la loi de légalisation renforce aussi le discours indépendantiste de Patricia Amiguet : « une loi comme celle de juin 2017 serait déjà mise en place dans une République catalane ». La décision du tribunal constitutionnel madrilène attise le sentiment d’injustice de l’activiste. « La loi des associations de consommateurs de cannabis a été votée grâce à une initiative populaire et légale soutenue par 67 000 personnes », explique-t-elle.
Cette initiative populaire, La Rosa Verda, était coordonnée par Oriol Casals. Il est avocat pénaliste et directeur de l’Observatoire civil des politiques liées à la drogue, une association à but non lucratif. L’objectif de l’Observatoire, tel qu’il est affiché sur leur site internet, est d’« informer les citoyens espagnols de leurs droits et de la loi sur les drogues ».
La décision « fasciste » d’un tribunal « corrompu »
Oriol Casals aime le jardinage, une passion née en cultivant du cannabis dans sa jeunesse. Plaider pour la légalisation, c’est désormais son métier. Il l’exerce entre autre dans de luxueux bureaux au centre de Barcelone. Assis dans un immense fauteuil en velours orangé, Oriol Casals martèle que « le gouvernement défend une vision franquiste et fasciste sur la drogue. » La loi sur la drogue en Espagne a effectivement été votée sous Franco. « Elle n’a pas changé depuis 1967. »
Oriol Casals va plus loin. Pour lui, la décision judiciaire de suspendre la loi de juin 2017 est en fait une décision politique, directement dictée par le gouvernement espagnol. « Des membres du parti majoritaire au Parlement espagnol sont envoyés pour siéger à la Cour Constitutionnelle. Ils y défendent la ligne du parti. Pour moi, c’est une forme de corruption. » Le Partido popular impose ses juges à la Cour constitutionnelle. Parmi les 12 juges, seuls deux sont proposés par une institution neutre, le Conseil général du pouvoir judiciaire. Tous les autres sont désignés par le Parlement ou le Sénat, à majorité populaire.
La Catalogne « ouverte d’esprit »
Cette loi de légalisation votée par le Parlement catalan était une première en Espagne et en Europe : c’était « la première fois qu’on formulait aussi précisément le cadre d’un accès ludique et thérapeuthique au cannabis », précise Oriol Casals.
Weedmaps s’est justement implanté à Barcelone, depuis 2014. « Parce que c’est un lieu de rencontre important pour le secteur du cannabis », explique Javier Díaz Martín, employé du groupe. Le site web et l’application de Weedmaps permettent aux consommateurs de repérer les associations de cannabis où qu’ils soient et d’échanger avec d’autres utilisateurs sur le sujet. Weedmaps, c’est un peu le Yelp de la marijuana. Une application légale : le service n’est pas considéré comme de la publicité, puisqu’il n’est pas payant. Mais toutes les associations ne souhaitent pas être répertoriées sur la carte.
Casquette vissée sur la tête, lunettes rétro et montre en plastique noire, Javier a le look start-up. Décomplexé, il roule un joint d’herbe presque pur, assis parmi ses amis dans l’une des associations huppées du quartier Dreta de l’Eixample, connue comme un repaire d’artistes.
Parmi les « mille associations espagnoles actives » dont parle Javier, « environ 400 sont en Catalogne, dont 140 à Barcelone ». À Madrid, il n’y a que 80 associations, et la répression est beaucoup plus forte.
Barcelone, nouvelle Amsterdam
« Pendant l’été 2013, Barcelone est devenue la nouvelle Amsterdam : tout le monde venait fumer ici, la police devenait folle », témoigne Javier.
Dans le quartier gothique de Barcelone, un palais au style moderniste se détache des petits commerces. Vitraux, escaliers de marbre et tapisseries sont décorés par des feuilles de cannabis aux tons vert et doré. Bienvenue au Hash Marihuana & Hemp Museum de Barcelone. Ce musée est consacré à la culture de la marijuana.
Le Hash Marihuana & Hemp Museum a ouvert il y a six ans à Barcelone. Le fondateur du musée du cannabis, Ben Dronckers, avait installé son premier musée à Amsterdam en 1985. Il a choisi d’ouvrir le second à Barcelone car c’est « une ville internationale, décontractée et ouverte d’esprit », précise Ferenz Jacob, 26 ans, porte-parole.
Dans la capitale catalane, il y a « une atmosphère similaire à celle d’Amsterdam », sourit Ferenz Jacob. Le lieu culturel a su trouver son public en Espagne depuis 2011. Chaque mois, 1 000 et 2 000 curieux dépensent douze euros pour visiter le musée.
Cinq ans de prison pour “association illégale”
Au premier étage du musée, des pipes à eau anciennes sont exposées derrière des vitrines. À côté d’un immense vitrail orné d’une feuille de chanvre, Albert Tió est assis dans un fauteuil en osier. Sa fédération de dix associations milite en faveur de la légalisation. Le musée permet au président de FedCac de s’entretenir avec des journalistes entre ses murs. Une façon de « soutenir » sa lutte, d’après Ferenz Jacob.
Baskets aux pieds, jean sobre et pull bleu marine. Albert Tió, 51 ans, se fait des cheveux blancs pour ses enfants et sa femme, qu’il laissera peut-être bientôt derrière lui « sans ressources » quand il sera derrière les barreaux pour cinq ans.
De 2011 à 2014, le président de la FedCac était secrétaire et membre fondateur d’une association de consommateurs de cannabis : l’AIRAM. Elle est l’une des plus célèbres de Barcelone. Albert Tió a été condamné à cinq ans de prison. Tout comme le président et le trésorier de son association. Trois ans pour atteinte à la santé publique, selon l’article 368 du code pénal espagnol, et deux ans pour association illégale, une charge introduite par le bureau du procureur général en 2013. Une sentence prononcée le 24 janvier 2018 par le tribunal provincial de Barcelone, qui dépend de la Haute cour de Catalogne. La dernière étape avant d’être incarcéré, pour Albert, c’est un appel devant la plus haute instance juridique : le Tribunal suprême de Madrid… Dont il « n’espère rien de positif ».
L’AIRAM était l’un des premiers “cannabis social clubs” d’Espagne en 2011. L’un des plus gros aussi. Albert Tió se défend néanmoins d’être un « dealer ». « La capacité du club n’a jamais excédé 60 personnes ».
L’association comptait malgré tout 2 000 membres actifs à sa fermeture en 2014. « Plus de 20 000 en tout », explique même Javier Díaz Martín. On est loin de la petite réunion de consommateurs bénévoles. « Albert avait transformé son association en discothèque…, souffle l’employé de Weedmaps Les touristes pouvaient y entrer sans problème. Ils utilisaient des rabatteurs. ».
Des associations de consommateurs aux clubs luxueux
Devenir membre d’un club, et donc pouvoir consommer du cannabis, ne se fait pas toujours facilement pour un étranger. Dans la vieille ville barcelonaise, notre première tentative se solde par un échec. Un Italien, la trentaine, membre fondateur de l’association, explique qu’il préfère éviter les problèmes avec la police. Pour lui, avoir un “cannabis social club” à Barcelone, c’est un métier qu’il faut exercer discrètement.
Mais ce n’est pas l’avis de tous. Au “Gourmet Ganja”, situé sur le paseo de Picasso, on mise plutôt sur l’opulence : Playstation, vidéoprojecteur, fauteuils et canapés en cuir. Au plafond, des tuyaux en aluminium donnent à l’endroit un air de Factory à la Warhol. La déco est étudiée dans le moindre détail : les chaises sont de style Art Nouveau, la table faite en bois massif et d’immenses tableaux sont accrochés au mur. Une liste de vingt sortes de marijuana différentes, classées selon leur qualité, est proposée. Les prix varient de 7,50 € à 19€ le gramme. Une balance permet de peser le produit au milligramme près. Elle est reliée à un écran d’ordinateur Mac, qui affiche le prix final. Pour rouler, tout est là : des feuilles slim et des cartons dans des distributeurs.
Pour devenir adhérent de l’association, il nous a suffi de sonner à la porte. La veille, on avait rencontré l’un des membres du club, aussi disc-jockey. Il glisse un mot à l’hôtesse d’accueil à notre arrivée. La jeune femme nous ouvre la porte coulissante en verre à l’aide d’un pass. Pièce d’identité et selfie sont enregistrés sur la tablette tactile de l’hôtesse. Deux cartes de membre nous sont distribuées en toute illégalité, alors que l’un de nous n’a pas 21 ans et qu’aucun n’habite le pays. Nos cartes de membres portent les numéros 7 857 et 7 858. Comme le nombre de membres de cette association, statutairement à but non lucratif.
Travail encadré par Frédéric Traini, Alain Salles, Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette.