Sur une avenue sans âme, dans les quartiers riches de Barcelone, impossible de passer à côté du siège de Ciudadanos (Citoyens). L’orange caractéristique de ce jeune parti s’affiche, au rez-de-chaussée, sur toute la façade d’un immeuble des années 1970. Si tout semble immaculé, c’est aussi parce que le siège du parti reste désespérément vide, à l’exception d’une réceptionniste qui renvoie quiconque vers la permanence téléphonique de Ciudadanos, et d’un gardien qui enchaîne les pauses-cigarette. Deux mois après les élections au Parlement de Catalogne, le 21 décembre dernier, les partis se font discrets, afin d’éviter tout dérapage. En l’absence d’échéance électorale importante, Ciudadanos n’organise aucun tractage dans les rues de Barcelone, et verrouille les contacts entre ses membres et les médias, au point d’annuler des rencontres entre journalistes et simples militants.
Avec ce scrutin, Ciudadanos a pris une nouvelle dimension, en arrivant en tête avec 25 % des voix, soit 36 députés. Certes, cela reste insuffisant pour former un gouvernement, lequel devrait rester sous le contrôle des indépendantistes. Mais le président de Ciudadanos, Albert Rivera, n’hésite pas à qualifier ce score de victoire. Il faut dire que, jusqu’à présent, jamais un parti anti-indépendantiste n’était arrivé en tête à une élection au Parlement de Catalogne. Depuis 1980 et le premier scrutin post-franquiste, seuls deux partis avaient dominé les élections : le parti catalaniste conservateur Convergència i Unió (CiU, Convergence et union), le parti de Jordi Pujol, président de la Generalitat de 1980 à 2003, et le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC, Parti des socialistes de Catalogne), qui a formé de 2003 à 2009 deux coalitions avec la gauche indépendantiste.
Personne ne pouvait imaginer ça, le 4 mars 2006, quand le parti Ciudadanos était créé, à Barcelone, par d’anciens membres du PSC. Albert Rivera est alors un avocat de seulement 26 ans. Douze ans après, Ciudadanos a bien grandi. Aujourd’hui, Albert Rivera entend occuper l’espace central du spectre politique, à l’image d’En marche ! en France, ou du Parti libéral de Justin Trudeau, le Premier ministre canadien. Catalan à l’origine, le parti présente depuis 2014 des candidats dans toute l’Espagne. C’est toujours en Catalogne qu’il réalise son meilleur score, autour de sa leader dans la région, Inés Arrimadas. Mais, pour Albert Rivera, cette région où il a grandi n’est qu’une étape. En 2016, il s’est présenté aux élections législatives dans la circonscription de Madrid.
La victoire de la stratégie politique
Pourtant, le score réalisé par Ciudadanos lors des élections catalanes du 21 décembre était essentiel pour permettre au jeune parti de se développer à l’échelle de l’Espagne. Le succès de Ciudadanos en Catalogne est la victoire de sa stratégie politique. Si, aujourd’hui, le parti peut espérer participer à la formation d’un gouvernement à Madrid, c’est grâce à deux positionnements idéologiques bien réfléchis : une droitisation progressive et un anti-indépendantisme farouche.
A sa création, en 2006, Ciudadanos tente de se rapprocher du centre. Le parti se définit comme social-démocrate et se positionne au centre-gauche, légèrement à droite du PSC. Puis vient février 2017. A l’issue de son congrès, Ciudadanos change ses statuts. Exit la social-démocratie, bienvenue au libéralisme. Un changement qui, sémantiquement, signifie beaucoup. Et fait de Ciudadanos « le rêve de millions d’Espagnols », s’emballe Albert Rivera après le congrès.
« Nos voix viennent surtout du Parti socialiste », essaie encore de se convaincre Sonia Sierra. Cette ancienne électrice du PSC est députée Ciudadanos de Catalogne depuis 2016. Vêtue d’une veste aux motifs vert camouflage, elle reçoit dans une salle de réunion du Parlement de Catalogne, à Barcelone. Table ovale grisâtre, chaises rouges délavées, murs en préfabriqué marron : l’esthétique de la pièce tranche avec le reste du bâtiment, fait de dorures et de marbres, héritage du XVIIIème siècle.
« Le Partido popular est phagocyté par Ciudadanos »
Pour défendre son point de vue, Sonia Sierra invoque la logique mathématique : « le Partido popular (PP, parti populaire), conservateur, n’a jamais eu plus de treize députés, je crois, en Catalogne. Aujourd’hui, ils en ont quatre. Ils en ont perdu neuf. Or, nous avons aujourd’hui 36 députés. Nos électeurs ne peuvent donc pas venir que du PP, loin de là. » Si la réflexion de l’élue semble logique, elle s’étiole face aux faits : en 2012 encore, le PP disposait de 19 députés au Parlement de Catalogne. L’effondrement du parti de droite, dont est issu le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy, coïncide parfaitement avec l’explosion de Ciudadanos.
Selon Antoni Biarnés, c’est tout sauf un hasard. « Aujourd’hui, Ciudadanos prend les voix du PP, estime ce professeur en sciences politiques, directeur du Collège des politologues et sociologues de Catalogne. Les électeurs préfèrent un parti jeune comme Ciudadanos à un parti comme le PP, très à droite, gangrené par la corruption. » Les penseurs du parti voient bien la fragilisation du Partido popular du Premier ministre Mariano Rajoy. « Le PP est inexistant, phagocyté par Ciudadanos, estime Gabriel Colomé, professeur de sciences politiques à l’Université autonome de Barcelone. Les communicants du parti ont bien compris qu’il y avait un espace au centre-droit, et Ciudadanos s’y est installé. »
Un changement ressenti par les Catalans. « Le PP est très radical, mais Ciudadanos est encore plus à droite », assure Maria Gonzalez, Barcelonaise de 32 ans, indépendantiste et de sensibilité de gauche, devant le siège du parti. « Le parti dit être de gauche, mais ils ne le sont pas », ajoute Aina Teixedo Franch, 27 ans. Elle arbore à son veston un ruban jaune, symbole du soutien aux personnes incarcérées depuis le référendum interdit du 1er octobre 2017. Dans les rues de Barcelone, les mots utilisés contre Ciudadanos sont durs : « fasciste », « d’extrême-droite », « populiste ».
Une stratégie à risque
« En Catalogne, les gens situent Ciudadanos à l’extrême-droite, mais ce n’est qu’une affaire de perception, tempère Gabriel Colomé, le professeur de sciences politiques. Les Catalans ont ce sentiment car, sur certains sujets sensibles, le parti adopte des positions très dures. » Ciudadanos prône, par exemple, le passage d’un système scolaire intégralement en catalan à un trilinguisme de l’éducation (40 % castillan, 40 % catalan, 20 % anglais). Or la langue est un ferment essentiel de l’identité catalane. En attaquant le catalan, Ciudadanos s’en prend directement aux indépendantistes. Et se fait beaucoup d’ennemis.
Une stratégie à risque, source de tensions. Mais payante. « En Catalogne, tout tourne autour de la question de l’indépendance », regrette le politologue Antoni Biarnés. Sur ce point, le parti centriste a réussi à se démarquer. « Ciudadanos n’est pas un parti catalaniste comme ont pu l’être le PP ou le PSC, explique Gabriel Colomé. Leur projet n’est pas d’unifier la Catalogne, mais de créer une Catalogne anti-indépendantiste. » Or, dans ce domaine, les partis traditionnels ont déçu les électeurs. « Le PP et le PSC font des pactes avec le nationalisme depuis trente ans, affirme la députée Sonia Sierra. Ils laissent les nationalistes faire ce qu’ils veulent en échange de leur soutien pour former les majorités ou voter les budgets. » Fernando Martinez, Barcelonais de 39 ans et électeur de Ciudadanos, abonde : « Ciudadanos est la seule option pour les anti-indépendance. »
Dans les rues de Barcelone, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les anti-indépendantistes ont tant besoin d’un parti qui défende leur point de vue. Dans chaque rue, les drapeaux se multiplient. Ceux de la Catalogne sont légion, ceux du “Oui” à l’indépendance également. Les drapeaux espagnols sont plus rares. Et, si peu d’électeurs ont un avis sur le programme économique de Ciudadanos, tous ont une opinion sur la tenue ou non d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Le sujet, extrêmement polarisant, ne laisse personne indifférent.
50 % des voix unionistes
« La politique catalane est entrée dans une logique identitaire, divisée en deux blocs, les indépendantistes et les unionistes, explique Gabriel Colomé. Chaque bloc réunit deux millions d’électeurs, et il n’y a aucune transversalité. » Ainsi, Ciudadanos n’a pas seulement emporté 25 % des voix le 21 décembre dernier. Le parti a surtout réuni 50 % des voix unionistes. Un raz-de-marée, onze ans seulement après la fondation du parti. Un résultat d’autant plus intéressant que, hors de la Catalogne et du Pays Basque, une très grande majorité des Espagnols sont unionistes et donc favorables à Ciudadanos.
« Cette victoire de Ciudadanos, c’est un signe que la Catalogne ne va pas bien, estime Gabriel Colomé, le professeur de sciences politiques. Parce que le vainqueur dans chaque bloc, indépendantiste et unioniste, est le plus radicalisé : Ciudadanos d’un côté, Junts per Catalunya (JuntsxCat, Ensemble pour la Catalogne), le parti de Carles Puigdemont, de l’autre. » En ayant à ce point polarisé le débat, Ciudadanos a pris un risque, celui de ne jamais gouverner la Catalogne. « A présent, il va être question d’Espagne, estime Antoni Biarnés, le politologue. Le prochain objectif, pour Ciudadanos, va être de jouer un rôle dans la formation d’un gouvernement. » Un dessein qui vaut bien le sacrifice de la Catalogne.
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem et Cédric Rouquette.