La sonnerie de 8 heures résonne dans l’école “Jesuïtes Casp” de Barcelone. Les élèves de terminale se rendent au cours d’Ignacio Peralta. Au programme : correction d’un examen sur l’histoire contemporaine de l’Espagne. Dans la salle de classe, la quiétude règne et s’oppose au bruit des polémiques sur l’école catalane. Des historiens et des associations accusent la Generalitat (les pouvoirs exécutif et législatif de Catalogne) et les professeurs “d’endoctriner” les étudiants. Un terme fort, mais assumé par toutes les personnes interrogées.
Les critiques se tournent vers le gouvernement catalan pour une raison simple : c’est lui qui pilote la politique éducative de la région. La loi organique pour l’amélioration de l’éducation du 9 décembre 2013, signée par le roi, détermine les pouvoirs du gouvernement central. Madrid fixe un programme éducatif supérieur “à 50 % du calendrier d’enseignement total” et commun à toutes les communautés autonomes. C’est l’essentiel de ses compétences en matière d’éducation. Les professeurs d’histoire chargés de rédiger les manuels scolaires doivent ensuite trouver un équilibre entre les demandes gouvernementales et régionales.
Des manuels scolaires nationalistes ?
En janvier, il suffit d’une expression, “la couronne catalano-aragonaise”, présente dans un ouvrage, pour allumer la mèche. « Parler d’une couronne catalane est faux, il n’y en a jamais eu, assène l’historien français Benoît Pellistrandi. Le mariage du comté de Barcelone et de la fille du roi d’Aragon au XIIème siècle a donné naissance uniquement à la couronne d’Aragon. Mais certains éditeurs font preuve d’un manque de rigueur. » Le spécialiste de l’Espagne écarte la thèse de la maladresse et y voit une manipulation consciente de l’histoire. « Cette expression laisse penser aux élèves que la Catalogne a déjà été indépendante », estime-t-il. Devant cet affront, le ministère de l’Education d’Aragon, une des dix-sept communautés autonomes d’Espagne, signale l’ouvrage.
Francisco Oya, enseignant dans un collège-lycée à Barcelone, lutte depuis 1994 contre « l’imposition linguistique et l’endoctrinement idéologique » à l’école. Il préside une association, Professeurs pour le bilinguisme. Dans le bureau de son appartement, des sacs remplis de livres d’histoire traînent sur le sol. « Nous avons étudié les sept manuels utilisés en Catalogne : ils manipulent tous l’histoire », affirme-t-il, sûr de lui. Il présente un ouvrage rédigé par Agusti Alcoberro, vice-président de l’ANC, une association indépendantiste. « Tous les livres sont écrits par des séparatistes », croit-il savoir.
Son analyse est en partie contredite par l’Association nationale espagnole des editeurs de livres et de matériel d’enseignement. L’ANELE regroupe 96 % des éditeurs de manuels scolaires en Espagne. Selon Antonio Garrido, vice-président de l’association, chaque éditeur a sa propre vision de l’histoire mais aucun n’a intérêt à dévoiler ses opinions politiques dans un ouvrage. « Si un éditeur faisait un manuel indépendantiste, aucune école ne l’achèterait. Tout simplement parce que tous les parents d’élèves ne sont pas pour l’indépendance ». Les sept manuels d’histoire publiés par section sont donc considérés comme relativement neutres. Pour preuve, Antonio Garrido nous certifie qu’aucun livre ne fait l’objet d’une attaque en justice.
Les historiens interrogés expliquent que le discours nationaliste présent dans les ouvrages est subliminal. « Certains manuels énumèrent les conflits qui ont existé entre la Catalogne et l’Espagne pour mieux montrer leurs différences », explique l’historien espagnol Joaquim Coll. Il parle d’une « hispanophobie subtile ». « Si on enseigne le passé, nous avons le droit d’expliquer ce qu’était l’impérialisme espagnol », rétorque Ramon Font, porte-parole d’Ustec, premier syndicat de l’Education publique catalane. Ce professeur d’histoire en collège et lycée nous accueille dans ses locaux. Sourire aux lèvres, il nous indique en ouvrant la porte que ces lieux sont payés « sans l’argent de l’Etat ». Selon lui, le discours de l’enseignant durant un cours est bien plus central que celui d’un manuel écrit par un tiers.
Une histoire d’opinion
En classe, les professeurs catalans ont pour habitude d’exprimer leur point de vue. « Il y a une liberté de chaire. Un enseignant peut donner son avis tant qu’il ne l’impose pas, explique Lluís Font, président du Conseil scolaire de Catalogne, administration de la Generalitat. En confrontant les opinions, l’élève acquiert un esprit critique. » Les professeurs tiennent à cette tradition, née selon eux après la période franquiste. « Marta Mata, fondatrice de Rosa Sensat (une association de professeurs catalans), avait pour habitude de dire que les enfants doivent savoir que leurs maîtres sont des êtres humains avec des opinions politiques et religieuses », raconte Francina Martí, présidente de cette association qui forme des enseignants. « Les professeurs indépendantistes ne font pas cours quand il y a des manifestations, indique Laia, étudiante de 17 ans en terminale à Casp. Mais ils nous expliquent que leur opinion n’est pas la seule vérité. »
Des associations anti-indépendantistes déclarent pourtant que les professeurs sont choisis en fonction de leur orientation politique. Selon Convivencia civica catalana, 61 % des enseignants de Catalogne seraient favorables à l’indépendance. Cette étude reprend à son compte les résultats de baromètres d’opinion publiés par le Centre d’investigations sociologiques entre mars 2013 et septembre 2017. L’association s’est appuyée sur les réponses de 700 professeurs choisis au hasard par le CIS. Ce qui remet en question la pertinence de ces chiffres. « On disait aussi que Hillary Clinton serait présidente », s’amuse Ramon Font. « Pour devenir enseignant, il faut passer un concours », garantit Lluís Font, qui met en avant la transparence de cette sélection.
Les critiques s’intensifient depuis le référendum pour l’indépendance du 1ᵉʳ octobre. « Le jour du vote, les professeurs ont réagi comme des curés, pas comme des maîtres », ose Joaquim Coll. Son avis n’est pas partagé par Oriol Jiménez, professeur à Casp. En cours, il arbore le ruban jaune en soutien aux indépendantistes incarcérés. « J’en ai discuté avec mes lycéens », assume-t-il. L’homme a également pour habitude de débuter ses séances par dix minutes de débat sur l’actualité. Ce lundi matin, l’enseignant parle des Rohingyas, minorité musulmane persécutée en Birmanie, avec ses élèves. Par la même occasion, il les invite à aider les migrants réfugiés à Barcelone. « À notre âge, on ne peut pas analyser tout ce qui se dit dans les médias. C’est important qu’un prof d’histoire nous aide à comprendre les informations », estime Laia.
Face à ces polémiques, les partis d’opposition à Carles Puigdemont, Ciudadanos et le Partido popular (PP, Parti populaire), ont déclaré en novembre vouloir « éliminer l’endoctrinement politique dans les écoles ». « 80 % des inspecteurs en Catalogne sont sélectionnés par le gouvernement catalan, abonde la députée de Ciudadanos Sonia Sierra. Quand ils partent à la retraite, des personnes de confiance prennent leur place. » Le parti de centre-droit envisage de proposer une loi pour créer une haute inspection éducative, mais « ni les partis indépendantistes ni le Parti populaire ne la voteraient ». Lluís Font, pour sa part, a confiance dans l’inspection régionale qu’il dit « indépendante ».
Une refonte impossible de l’école catalane
L’application de l’article 155, qui met sous tutelle la Catalogne et lui retire son autonomie, permettrait en théorie au parti de Mariano Rajoy de reprendre le contrôle de l’école. « Au vu des événements, nous aurons un nouveau gouvernement catalan dans les semaines à venir, explique le vice-président de l’ANELE. Le gouvernement central n’aura pas le temps de changer le système éducatif. » « De toute façon, si on me met entre les mains un manuel élaboré par le gouvernement de Madrid, je ne l’utiliserai pas », jure Ramon Font. Pour changer le système, ils vont devoir couper beaucoup de têtes. » Le Parti populaire n’a que quatre députés en Catalogne et souffre donc d’un manque de légitimité dans la région. Une refonte du système risquerait d’être très mal accueillie par les Catalans.
De toute façon, si on me met entre les mains un manuel élaboré par le gouvernement de Madrid, je ne l’utiliserai pas – Ramon Font, professeur d’histoire
Sonia Sierra estime que le parti de droite a peur de mettre en lumière les failles d’un accord scellé depuis près de trente ans. En 1979, les régions ont placé l’école au cœur des statuts de leur autonomie. « À l’époque, dans un contexte de crimes de l’ETA, le Pays basque a dit au gouvernement : “Donnez-nous l’éducation, on vous donne la paix”. » La Catalogne en a profité aussi, d’après Benoît Pellistrandi. Et ce qui devait être une victoire de l’Etat espagnol contre le terrorisme se serait transformé en une victoire de l’identité catalane, grâce à l’éducation. « Les nationalistes se sont emparés d’une arme indispensable à leur survie. L’école a créé des Catalans. »
À l’école “Jesuïtes Casp”, les étudiants ne semblent pas concernés par cette controverse. Durant le cours d’histoire, ils reproduisent en riant une chorégraphie improbable d’Oriol Jiménez, rituel censé rendre cette séance agréable à vivre. Les élèves appellent l’enseignant par son prénom. Son ruban jaune n’attire aucun regard. Le premier camp dira qu’il réussit son rôle “d’endoctrineur”. Le second, son travail de professeur.
Travail encadré par Alain Salles, Frédéric Traini et Cédric Rouquette.