L’indépendance y est attendue comme le messie. À 50 kilomètres au nord de Barcelone, la cité balnéaire de Calella est paisible. Les quelques habitants de sortie vont au café, discutent sur un banc ou profitent du soleil. La plage, bondée la saison estivale, est quasiment déserte. Seul le remous des vagues, animé par le vent froid de février, brise le silence de la côte. Rien ne laisse présager qu’au cœur de cette petite ville, une révolte gronde.
Lorsque l’on s’approche de la place de l’église, il est pourtant facile de s’en rendre compte. Le clocher est drapé de rouge et de jaune. Il affiche fièrement les couleurs du drapeau catalan. Les portes royales sont ornées d’un imposant ruban jaune, symbole de l’indignation face à l’incarcération, en novembre dernier, des leaders indépendantistes et de la moitié de l’ancien gouvernement Puigdemont, ex-président de la Generalitat (Généralité) de Catalogne et actuellement en exil en Belgique.
« Je ne me suis jamais senti Espagnol »
Cette église est à l’image de son curé. Lorsqu’il pénètre sur la place, Cinto Busquet est reconnu de tous. L’homme aux cheveux grisonnants s’approche d’un vieillard en fauteuil roulant, lui serre la main, puis échange quelques mots avec lui avant de s’approcher de deux femmes, auprès desquelles il exerce le même rituel. Épinglé au pli de sa veste noire, un ruban dont le jaune détonne. Dans un large sourire, il ouvre la porte du bureau paroissial qui jouxte l’aile ouest de l’église. Au mur, une croix en bois, une mosaïque du Christ et une photo de lui en compagnie de Benoit XVI. C’est un prêtre engagé qui s’installe à la table. L’un de ces nombreux engagements qui font de l’Église catalane une Église fracturée entre indépendantisme et unionisme.
À 56 ans, celui qui a obtenu son diplôme de théologie au Japon a fait de l’indépendance de la Catalogne son combat. « Je ne me suis jamais senti Espagnol », lance-t-il. Sa famille, ses amis, et la quasi-totalité de son entourage partagent ce sentiment.
« Pendant 40 ans, nous avons connu une dictature qui a tenté de faire disparaître toute identité catalane, sa culture, sa langue, énumère-t-il. Il n’est pas question que l’on nous prive à nouveau de notre souveraineté. » De 1939 à 1975, l’Espagne était plongée dans la dictature franquiste et le national-catholicisme régnait. A cette période, l’Église défendait les intérêts de l’État, et l’État ceux de l’Église. La séparation stricte entre les deux entités n’a été appliquée qu’en 1978, à la signature de la Constitution instaurant la monarchie parlementaire, après la mort du dictateur. « L’Église de Catalogne a une longue histoire liée à l’identité de la région, déclare-t-il. Sous le régime de Franco, l’abbaye de Montserrat continuait à éditer clandestinement des ouvrages en catalan et beaucoup de paroisses accueillaient des réunions secrètes du mouvement catalaniste. »
Doctrine sociale de l’Église
Le citoyen comme le prêtre épouse avec ferveur la cause indépendantiste. Avec des arguments différents. « Comme citoyen, je suis convaincu que la création d’un nouvel Etat catalan, membre de l’Union européenne, est la meilleure option, explique-t-il. Comme prêtre, je me dois de défendre les droits humains, inscrits dans la Doctrine sociale de l’Église. » L’invocation de ce texte fondamental de la religion catholique est l’argument principal des religieux engagés pour l’indépendance de la région. Celui-ci s’appuie sur quatre principes majeurs : la dignité de la personne humaine, le bien commun, la subsidiarité et la solidarité. « Il est précisé dans la Doctrine sociale que les peuples, comme les nations, ont droit à l’autodétermination, explique-t-il, convaincu. En tant que prêtre, je dois défendre le respect du référendum, que l’on vote pour ou contre l’indépendance. C’est un choix qui revient au peuple souverain. »
En Catalogne, tous ne partagent pas cette ferveur, à commencer par la plus haute sphère de la hiérarchie catholique. Dans une note de la Conférence épiscopale espagnole (CEE), qui regroupe tous les évêques du pays, son président Ricardo Blazquez a exprimé une inquiétude face à l’éclatement « de l’ordre constitutionnel ».
« Nous croyons que la déclaration de rupture (le référendum du 1ᵉʳ octobre 2017, ndlr) est un fait grave qui atteint notre coexistence et va au-delà des divergences entre formations politiques », écrivait-il le 20 novembre 2017. L’unité avant tout, tel est le leitmotiv de l’épiscopat. Seul Xavier Novell, évêque du diocèse de Solsonna, avait déclaré en juin que « le droit des peuples à décider de leur sort [était] plus important que l’unité de l’Espagne » et invitait tous les fidèles à participer « au processus démocratique pour le développement d’une nouvelle Constitution. » Depuis, tous sont alignés sur la position officielle de la CEE. Malgré de multiples sollicitations, aucun de la vingtaine d’évêques de la région contactés n’a souhaité réagir et chacun d’entre eux renvoie automatiquement à ladite note.
C’est cette position, inflexible, qui a achevé de convaincre Cinto Busquet de s’adresser directement au pape François. Dès septembre, à son initiative, plus de 400 religieux espagnols, dont 90 prêtres et 40 diacres, ont envoyé une lettre au Vatican. Dans cette missive, un message : « Nous considérons, à la vue des circonstances, que le référendum est légitime et nécessaire ». Cet appel au souverain pontife est resté lettre morte. « Le Vatican adopte une posture diplomatique et refuse de choisir l’un des deux camps », explique le curé de Calella.
« L’indépendantisme est une option folle »
« En réalité, le Vatican est opposé à l’indépendance », affirme Josep Miro i Ardévol. Le septuagénaire est président de E‑cristians, une association basée en proche banlieue ouest de Barcelone. Elle a pour objectif affiché de « promouvoir la chrétienté dans la vie publique ». Sur le comptoir de sa secrétaire trône, bien en évidence, une photographie de lui et du pape François, main dans la main. « C’est une crise interne à l’Espagne, un pape d’Amérique du Sud ne peut pas comprendre toute cette histoire », développe-t-il. Cet argumentaire flou n’est pas sans rappeler une certaine langue de bois politique. L’homme fut un temps député du parti autonomiste de centre-droit Convergencia democratica de Catalunya (CDC, Convergence démocratique de Catalogne).
« L’indépendantisme est une option complètement folle, je crois que ce n’est ni viable économiquement, ni opportun », assure Josep Miro. Chez E‑cristians, « l’unité et la concorde » priment. Comprendre : la conservation du statut autonomiste de la région, soit la ligne défendue par la CEE. « Les évêques, en affichant leur convergence vers l’union de l’Espagne, ont réalisé avec succès une tâche difficile, souligne-t-il. Les catholiques, eux, sont divisés. »
Les évêques espagnols ne se sont pas toujours rassemblés sous l’étendard unioniste. Dans une lettre épiscopale de 1985, la CEE reconnaissait l’existence d’une nation catalane. Et si l’on en croit la doctrine sociale de l’Église, qui dit nation dit droit à l’autodétermination et donc au référendum.
L’indépendance est « inévitable »
Ce retournement de veste, Cristians per la Independència (Chrétiens pour l’indépendance) l’a aussi remarqué. Mais ce qui a surtout dérangé les membres de cette association catholique séparatiste, c’est la récente déclaration d’un évêque de la Conférence. « L’évêque a placé l’unité de l’Espagne en tant que valeur, au dessus de la doctrine sociale de l’Église, qui est la base de l’action catholique, lance fermement Arnau. C’est intolérable. »
Ce chrétien de 56 ans, chimiste de formation, est l’un des coordinateurs de l’association, branche chrétienne de l’Assemblée catalane pour l’indépendance. Il est accompagné de Josep, comptable de 60 ans, et de Michael, professeur de religion de 62 ans. Dans un modeste local de l’épicentre barcelonais, au deuxième étage d’un immeuble vétuste, ils planifient leurs actions, et échangent parfois tardivement à propos des moyens à mettre en œuvre pour initier « une prise de conscience » des chrétiens catalans. Au menu, des réunions publiques, dans la capitale catalane comme en province, et des ateliers de réflexion durant lesquels sont distribués des poèmes, des prières, et tout autre support permettant aux Catalans de « réfléchir par eux-mêmes ». « Si nous leur donnons les moyens d’ouvrir les yeux sur le fait que nous possédons ce droit inaliénable à l’autodétermination, l’indépendance se fera automatiquement et pacifiquement », affirme Josep. Ce catholique aux cheveux blancs parle avec conviction, pesant chacun de ses mots.
Si les évêques ne sont pas sensibles à la cause catalane, c’est selon lui parce qu’ils ne sont eux-mêmes pas Catalans. « Le mode de nomination des évêques pose problème, explique Josep, en effleurant du doigt le ruban jaune qu’il porte à son gilet. Ce sont les ambassadeurs du Vatican qui les choisissent. Résultat : certains évêques de la région ne sont pas nés en Catalogne. »
Lorsqu’on leur parle de Josep Miro i Ardévol et de son hostilité aux mouvements indépendantistes, un silence s’installe. « Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il jamais dénoncé avec la même virulence les prêches unionistes ? », fuse Michael.
À l’image de la société catalane, le clergé se déchire sur la question de l’indépendance. Mais tous s’accordent à dire que le retour au calme sera long. « C’est une crise grave, lâche solennellement Josep Miro. Tant que les indépendantistes vivront dans cette réalité illusoire, le conflit sera figé. » « Je rêverais que l’indépendance soit proclamée dès demain, assure quant à lui Arnau des Chrétiens pour l’indépendance. Malheureusement, le statu quo sera prolongé tant que le gouvernement central bloquera le processus. Quoi qu’il en soit, elle est inévitable. »
La fracture est profonde mais, pour Cinto Busquet, la Catalogne indépendante est la seule issue possible. « Le gouvernement espagnol a démontré qu’il n’était pas capable de respecter la différence catalane. Le projet de république nous unira et triomphera dans la paix. » À chaque jour suffit sa peine.
Pour aller plus loin :
Travail encadré par Alain Salles, Henry de Laguérie et Cédric Rouquette.