Barrer la page 155 de tous ses livres imprimés. Par cette initiative, Som Ara Llibres, une coopérative d’éditeurs “au service de la culture catalane”, affiche clairement son opinion. Elle “proteste contre l’application” de cet article de la Constitution espagnole qui permet à Madrid de reprendre la main sur la région.
Sur la scène littéraire catalane, mille et une façons de faire valoir sa position indépendantiste. Publication de manifestes, initiatives pour défendre la littérature catalane à l’école ou utilisation des réseaux sociaux… les écrivains catalans sont en ébullition.
« Ils sont extrêmes », constate Xavi Ayén, journaliste littéraire à La Vanguardia, installé à une table de “Bernat”, un café-librairie très moderne du quartier de l’Eixample. Si la politique n’est pas au cœur de la fiction catalane, les auteurs se servent de leur visibilité pour exprimer leurs idées politiques. « Je ne me cache pas d’être libre », revendique Jaume Cabré. Sur son compte Twitter, les publications qu’il retweete sont souvent pro-indépendantistes. « La majorité des écrivains sont en faveur de l’indépendance », affirme Francesc Foguet Boreu, philologue et professeur de littérature catalane, dans son bureau de l’université autonome de Barcelone (UAB).
De Felip V a Felip VI, la dinastia borbònica abonada a la corrupció, a la violència i a l’animadversió a Catalunya.
— Joan Tardà i Coma (@JoanTarda) February 25, 2018
“De Philippe V à Philippe VI, la dynastie Bourbon est abonnée à la corruption, la violence et la haine contre la Catalogne.”
Pour Francesc Foguet, écrire en catalan est devenu une forme d’engagement : « Le livre catalan est un objet politique. » Dès 2010, Albert Mestres, 57 ans, anticipait dans sa pièce Une histoire de la Catalogne l’affrontement actuel entre Madrid et Barcelone. Aujourd’hui, au regard de la tension politique consécutive au référendum d’indépendance du 1ᵉʳ octobre, il refuse de parler de la vie partisane dans ses livres. « A part si tu veux faire de la propagande, je crois qu’il ne faut pas s’engager. »
Une littérature militante qui se prétend neutre
Jeune illustratrice pour enfants, Roser Calafell n’est pas de ceux qui hésitent. En 2011, son Abécédaire de l’indépendance, à destination des enfants à partir de 4 ans, avait été l’objet de polémiques. Avec un concept indépendantiste expliqué par lettre, le livre a été accusé par les unionistes d’endoctriner les enfants, notamment sous le hashtag #STOPadoctrinamiento sur Twitter. A la terrasse d’un café d’Horta, petit quartier de Barcelone aux allures de village où elle vit, la petite brune se défend. « Ce n’est pas un manuel scolaire. Personne n’est obligé de l’acheter. » Sauf qu’à sa parution, l’objectif affiché de la maison d’édition La Galera était bien de faire de cet abécédaire un matériel didactique pour les écoles.
¿Alguien ve normal esto ? #STOPadoctrinamiento #L6NRivera pic.twitter.com/ETB8Za6bg4
— La Catalunya Sensata (@CAT_Sensata) November 25, 2017
“Quelqu’un trouve cela normal ?”
Pour l’illustratrice, il faut parler de la situation politique aux enfants. « On vit actuellement un moment particulier. Les petits posent des questions. Ils nous demandent pourquoi on veut l’indépendance, si la police est méchante… » Son engagement littéraire n’est pas sans conséquences. « J’ai reçu des insultes. Maintenant, j’ai la boule au ventre », raconte-t-elle en baissant la voix, le regard furetant autour d’elle.
A l’inverse de Roser Calafell, rares sont les auteurs catalans qui assument leur engagement politique jusque dans leurs livres. Antoni Dalmases est de ceux qui préfèrent la discrétion. A 64 ans, l’auteur de littérature de jeunesse arbore ruban jaune sur son manteau et badge sur son pull en signe d’indignation de l’incarcération des leaders indépendantistes. « Tous les jours », précise t‑il. Pourtant, ses livres n’abordent presque jamais de sujets politiques. Analysant sa position, il explique que la littérature catalane est « une littérature militante qui prétend être neutre. »
Bouclier de l’identité catalane
Selon le spécialiste Xavi Ayén, les auteurs qui écrivent en catalan ne le font pas forcément pour raisons militantes mais par « amour de leur langue ». Un registre émotionnel employé par Joan Lluis Lluis. L’auteur, qui a grandi en France et a reçu une éducation en français, se souvient de son choix d’apprendre à écrire en catalan : « Il me manquait une partie de mon identité dont on ne m’avait jamais parlé. »
Pour Xavi Ayén, les auteurs « savent qu’ils ne pourront pas vivre de leurs écrits, et qu’ils se coupent notamment du marché latino-américain », les traductions du catalan au castillan étant rares. Oubliant son expresso posé sur la table en bois d’un café branché de Barcelone, Antoni Dalmases concède d’un air sérieux : « Je gagnerais plus en castillan, donc c’est peut-être du militantisme ». Désabusé, il ajoute : « pour les jeunes, la littérature catalane est une littérature comme les autres. Nous, les personnes âgées, on sait qu’il faut la défendre, que c’est notre identité. »
Ceux qui n’écrivent pas en catalan sont parfois mal considérés par les auteurs catalonophones. « Il y a des écrivains catalans qui se revendiquent catalans alors qu’ils écrivent en castillan : qu’ils aillent à l’institut Cervantès », s’énerve Jaume Cabré au sujet de l’institution culturelle qui promeut le castillan dans le monde.
« Avec son hostilité, l’institut Cervantès nous fait trébucher »
Pour Francesc Foguet Boreu, la création de ces institutions va de soi : « On veut avoir une littérature comme les autres. Avec un Etat derrière elle et un rang international. »
« Avec son hostilité, l’institut Cervantès nous fait trébucher », frissonne Àlex Susanna dans son costume en velours beige sans perdre sa véhémence. Sur la terrasse verdoyante du café de la librairie “Laie”, haut-lieu de la littérature barcelonaise, le poète n’est pas seul. A quelques mètres, Lluis Morral, discret directeur de la librairie, approuve le message.
Tous deux reprochent à l’institut Cervantès de ne pas respecter ses statuts. Cette institution culturelle présidée par le roi Felipe VI et le président du gouvernement Mariano Rajoy promeut et diffuse le castillan, la langue du pays. Avec un budget de 120,5 millions d’euros, l’institut ne précise pas quelle part il consacre au catalan. Il offre 200 000 inscriptions en cours de castillan contre 900 en catalan, pourtant reconnu par la Constitution espagnole comme langue officielle. Avec près de 900 employés dans le monde, l’organisme ne possède même pas de bureaux à Barcelone, capitale littéraire du monde hispanophone grâce à ses près de 200 maisons d’édition.
En 2014, l’annulation de la présentation du livre Victus, Barcelona 1714, du Catalan Albert Sanchez Piñol, à l’Institut Cervantès d’Utrecht, aux Pays-Bas, avait permis aux séparatistes d’accuser le gouvernement – dont dépend l’institut – d’autoritarisme. L’organisme craignait que le roman historique qui relatait le siège de Barcelone jusqu’à sa reddition à la couronne d’Espagne en 1714, ne réveille les velléités indépendantistes. Depuis, les tensions entre Barcelone et Madrid ne s’apaisent pas autour de l’importance que l’institut doit accorder au catalan.
« L’institut Ramon Llull est notre institut Cervantès »
L’Institut Cervantès a ses alter ego catalans. Fondé par le gouvernement catalan, le gouvernement des Baléares et la mairie de Barcelone, l’Institut Ramon Llull (IRL) est le plus connu d’entre eux. Du nom d’une figure de la littérature catalane dont les oeuvres ont été diffusées dans le monde entier au Moyen-Age, l’IRL s’occupe de promouvoir la littérature catalane à l’étranger. « L’institut Ramon Llull est notre institut Cervantès », se targue Jordi Nopca, jeune auteur de 35 ans, à la rédaction du nouveau média catalan Ara.
En 2016, l’Institució de les lletres catalanes (Institut des lettres catalanes) lui a remis un prix qui récompense sa création d’œuvres littéraires en catalan. Cet autre organisme, dépendant de la Generalitat de Catalogne (qui regroupe le gouvernement, le parlement et le conseil exécutif de la région), dispose d’un budget de 1,3 million d’euros pour publier des livres – plus de 22 000 depuis sa création en 1937 -, organiser des activités littéraires et apporter un soutien financier aux auteurs – notamment par le biais de l’Association des écrivains en langue catalane.
Très active sur les réseaux sociaux, l’Associació d’escriptors en llengua catalana (AELC) rassemble plus de 400 auteurs pour un budget annuel de près de 250 000 euros. L’AELC a pour mission de défendre les intérêts des auteurs catalans, et de les représenter auprès des institutions nationales et internationales. Elle organise aussi des activités liées à l’écriture.
« Une volonté de survivre »
Avec 25 % des livres proposés dans les librairies de Catalogne, l’offre littéraire catalane est loin de faire le poids contre la castillane. La région est pourtant officiellement bilingue. A Barcelone, difficile de trouver des éditeurs qui ne publient pas en catalan. Même Planeta, leader du secteur, possède sa filiale en catalan, Ediciones 62.
Pour Joan Lluis Lluis, « on peut critiquer la scène du livre catalan mais on ne peut pas dire qu’elle soit passive ». Résultat d’une éducation bilingue depuis la fin du franquisme, les jeunes sont les principaux lecteurs en catalan, observent les libraires barcelonais. Cette nouvelle génération a donné du dynamisme au secteur littéraire barcelonais, avec la création de près de trente librairies et au moins dix maisons d’édition indépendantes dans les années 2010. Près de 125 livres catalans par an ont été traduits depuis la présence de la Catalogne à la Foire du livre de Francfort en 2007, selon l’Institut Ramon Llull.
Représentant de la nouvelle génération catalane, Jordi Nopca en est sûr, en Catalogne, « cette vitalité est due à une volonté de survivre. »
Travail encadré par Alain Salles, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.