Assis en cercle, les enfants jouent le jeu. L’institutrice, Neus, charge une petite fille aux cheveux bruns de tenir une pierre dans ses mains. « A quoi ressemble cette pierre ? » demande-t-elle. « Un cor » (« un coeur », en catalan), répondent-ils d’abord en choeur. Mais ce matin, Neus donne un cours de castillan, plus couramment appelé l’espagnol. Elle fronce les sourcils. Peu à peu, les élèves comprennent qu’elle attend une réponse en espagnol. Un garçon agité se lève et crie : « Un corazón ! »
L’école maternelle de l’Esquirol, le village le plus indépendantiste de Catalogne, respecte rigoureusement le modèle scolaire en vigueur dans tous les établissements publics catalans depuis 1983 : l’immersion linguistique. L’enseignement est dispensé en catalan, hormis deux heures d’espagnol et deux heures d’anglais par semaine. Un modèle de discrimination positive qui, depuis le début de la crise, ne fait plus l’unanimité. Peu à peu, Madrid remet en cause la légitimité de l’immersion linguistique, jusqu’ici intouchable dans l’esprit de nombreux Catalans.
« L’espagnol fait partie de notre culture »
« Une école monolingue dans un pays bilingue, c’est absurde ! », s’exclame Agustin Fernandez, un habitant de Mataro, à 30 kilomètres de Barcelone. En 2015, il a présenté un recours devant le Tribunal supérieur de justice de Catalogne pour obtenir 25 % de cours en espagnol dans l’école de ses fils. Il a gagné. Mais deux jours après l’annonce, plus d’un millier de parents se sont rassemblés devant les portes de l’établissement pour protester contre sa demande, drapeaux catalans au vent. « Mon fils de 10 ans est revenu de l’école en pleurant. Ses camarades étaient devenus offensifs, ils lui disaient “Tu te pousses, ou il faut qu’on te le dise en espagnol ?” »
Face à ces réactions, Agustin a fini par scolariser ses enfants dans une autre école à 20 kilomètres de chez lui, privée, où l’enseignement est dispensé en catalan, en espagnol et en anglais. Le prix : 10 000 euros par an et par enfant, et deux heures de trajet chaque jour. « Ma famille est en Catalogne depuis trois générations, je n’ai rien contre le catalan, assure Agustin. Certes, les enfants apprennent l’espagnol dans la rue, à la télévision, mais cela ne suffit pas. Ils doivent connaître le vocabulaire de l’histoire, des sciences, de la littérature. L’espagnol fait aussi partie de notre culture. » En 2017, l’association Assemblée pour une école bilingue a enregistré 100 recours en justice, dont 60 ont abouti à une reconnaissance des droits des demandeurs hispanophones.
Historiquement, l’école catalane a longtemps été bilingue. Mais l’arrivée du général Franco au pouvoir en Espagne, en 1939, a profondément bouleversé le système éducatif. « Pendant le franquisme, il était interdit de parler en catalan sous peine de prison », explique Francina Marti, présidente de l’association de professeurs Rosa Sensat. À la chute de la dictature, les Catalans, traumatisés, ont fait de l’enseignement en catalan leur priorité. « Notre mission était de récupérer notre patrimoine. » En 1980, l’élection du nationaliste Jordi Pujol à la présidence de la Generalitat de Catalogne a accéléré la mise en place du système d’immersion linguistique. « Cette loi est née d’un accord social profond entre des gens nés en Catalogne et d’autres venus d’ailleurs, assure Mireia Plana, vice-présidente de Plataforma per la Llengua, une ONG de promotion de la langue catalane. Face à la puissance de l’espagnol, troisième langue parlée au monde, nous devions protéger le catalan en le rendant nécessaire. »
Un débat impossible
Les pro-indépendance ont mis l’éducation au cœur de leur projet, « comme le font tous les nationalistes », rappelle Antonio Santamaria, journaliste et auteur de Nationalisme et langues en Catalogne (1999). « De l’autre côté, le gouvernement espagnol les provoque régulièrement sur ce sujet depuis le début de la crise. » En octobre 2017, Madrid a déclenché l’article 155 de la Constitution espagnole pour prendre le contrôle de la région autonome de Catalogne. Depuis, l’Etat central tente de transformer le modèle scolaire catalan. Quelques jours après la prise de contrôle de la région, il a voulu imposer à la Generalitat de Catalogne un don de 6 000 euros à chaque famille souhaitant inscrire ses enfants dans des écoles privées en espagnol. Mardi 20 février, cette décision a finalement été invalidée par la Cour constitutionnelle. Elle empiétait sur les compétences de l’administration autonome.
Les projets de Madrid ne sont pas toujours crédibles, mais les Catalans en parlent. « Le processus indépendantiste a engendré une extrême polarisation de la société autour de ce thème, analyse Antonio Santamaria. Il n’y a plus aucun débat possible. »
« Le dialogue est rompu à cause des indépendantistes », assure Joaquim Coll, membre de l’organisation unioniste Societat civil catalana. S’il admet que l’Etat espagnol réagit de manière disproportionnée, cet historien est convaincu que les indépendantistes ont été les premiers à politiser l’immersion linguistique. « Depuis le début de la crise, ils utilisent le catalan pour endoctriner les enfants. Certains professeurs parlent de l’Espagne en termes très négatifs et ornent les murs de leurs classes de drapeaux catalans. » Joaquim a deux enfants âgés de 18 et 19 ans. Lorsqu’ils étaient à l’école, l’immersion en catalan ne lui posait aucun problème. « Mes enfants parlent très bien les deux langues. » Désormais, il lutte contre le modèle linguistique catalan pour des raisons politiques.
Un modèle d’égalité
A la sortie de l’école “Drassanes”, dans le centre-ville ensoleillé de Barcelone, des parents d’élèves commentent l’information du jour. Le ministre espagnol de l’Education, Íñigo Méndez de Vig, souhaite imposer, en Catalogne, un formulaire qui laisserait les parents choisir leur langue d’enseignement. Pour l’instant, rien d’officiel, mais la proposition fait débat. « C’est une très bonne idée », estime Shamim, le père de Malhar, 4 ans. « Je respecte le catalan mais dans ce contexte de mondialisation, je veux surtout que mon fils parle parfaitement l’espagnol. » Dharmendra, mère d’Aman, 6 ans, est d’origine indienne. Elle non plus n’a rien contre l’idée du formulaire. « Le catalan est une langue trop difficile, nous ne comprenons pas Aman lorsqu’il l’utilise à la maison », regrette-t-elle dans un anglais parfait.
Les défenseurs du catalan, eux, l’ont très mal pris. « Cette idée de formulaire constitue une attaque grave contre la démocratie », assure Francina Marti de l’association Rosa Sensat, qui s’inquiète du pouvoir de Madrid depuis l’activation de l’article 155. « Les gens qui critiquent le modèle scolaire actuel veulent détruire un pays, la Catalogne. » Pour elle, l’utilisation du catalan à l’école assure la cohésion sociale et l’égalité des chances. « Dans une société, il ne peut pas y avoir des gens qui parlent seulement catalan d’un côté, et d’autres seulement l’espagnol, affirme Mireia Plana. Il est impératif que nous puissions tous nous comprendre. » Pour « une immense majorité de Catalans, et pas seulement des indépendantistes », précise Francina Marti, l’immersion linguistique est un modèle de réussite. « Tous les jeunes parlent les deux langues et reçoivent ainsi la même opportunité de trouver du travail, de s’intégrer. C’est un modèle d’égalité. »
L’association Rosa Sensat regroupe plus de 1 000 professeurs catalans. L’été prochain, ils dédient un séminaire aux accusations d’endoctrinement, « très douloureuses pour la plupart d’entre nous », assure Francina Marti d’une voix triste. « L’intention du modèle scolaire n’est pas de diviser mais d’unir. Evidemment, nous devons parler de politique pour éduquer à la pensée critique. Mais parler d’endoctrinement, c’est nous accuser d’être tous de très mauvais professeurs. »
Une richesse à préserver
Pour eux, le bilinguisme, ou la simple utilisation de l’espagnol à l’école, mettraient en danger l’existence du catalan. « De toute façon, les enfants catalans sont déjà tous bilingues. Les résultats du test de langues PISA le montrent : ils ont le même niveau de catalan que d’espagnol », assure Margarida Paradell, directrice de l’école à l’Esquirol. « Nous avons toujours été bilingues en Catalogne, rappelle Mireia Plana. L’immersion linguistique est le seul moyen pour nous de préserver cette richesse. »
Dans l’immédiat, la reprise d’un débat apaisé autour de cette question brûlante « nécessite un changement politique », assure Antonio Santamaria. Mais pour Xavier Pamies, traducteur, le fond du problème réside ailleurs. « Il est quasiment impossible pour les Espagnols, ou pour les Français, de comprendre qu’il est facile et évident pour nous de vivre normalement avec deux langues. Tant que que les autres ne comprennent pas, ils ne saisiront pas la pertinence de notre système éducatif. »
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Fabien Palem et Cédric Rouquette.