« Des indépendantistes ? Dans le Val d’Aran ? Vous rigolez ou quoi ? ». Un vieux bonhomme laisse échapper un rire moqueur avant de claquer la porte de son van. Le débat sur l’indépendance, qui s’est renforcé depuis le référendum d’autodétermination du 1ᵉʳ octobre, n’existe pas vraiment ici. Dans cette vallée pyrénéenne du Nord-Ouest de la Catalogne, les unionistes bombent le torse, les indépendantistes baissent les yeux. Le Val a ses propres institutions et sa propre langue, l’aranais. La crise catalane frappe après-coup ce territoire si particulier, fissurant une identité pourtant forte.
Depuis Barcelone, il faut compter quatre heures de route, cinq en bus. Le Val d’Aran est à moins de deux cents kilomètres à vol d’oiseau. Avant 1948 et l’inauguration du tunnel de Vielha, les cols montagneux constituaient une frontière naturelle qui coupait tout contact avec le reste de l’Espagne. Les cinquante derniers kilomètres laissent entrevoir l’isolement passé de la région : des bâtisses branlantes et abandonnées tiennent compagnie au lit asséché de la Garonne, en contrebas de la route. Au loin, on aperçoit quelques groupements de maisonnettes aux toits en ardoise perchés à flanc de montagne. À mesure que le chemin sinueux rejoint le Val, les signes indépendantistes, drapeaux catalans et rubans jaunes, disparaissent.
S’il est effectivement situé en Catalogne, le Val d’Aran n’est pas une région comme les autres. Dans la Constitution, il est indiqué que la vallée « dispose du droit à décider de son propre futur ». Les 10 000 Aranais jouissent d’un semblant d’autonomie, notamment sur le plan institutionnel. Mimant une assemblée, le conseil général d’Aran joue le rôle d’une petite Generalitat, le gouvernement catalan. Trois partis y siègent, installés dans un bâtiment tout en sobriété, au beau milieu de Vielha, “capitale” de la vallée. Les partis traditionnels espagnols n’y sont pas représentés, laissant place à des formations locales.
« Le conflit catalan est fini. Cette bataille, c’est l’Etat qui l’a gagnée »
De manière générale, le pouvoir en place dans le Val est unioniste, mais ne le clame pas haut et fort. Au référendum d’auto-détermination, le “Non” l’a emporté à 60 % dans le Val, mais avec seulement 27 % de participation.
Ici, les partis en place ont banni les mots « unioniste » et « espagnoliste » de leur vocabulaire. Pour désigner les anti-indépendance, ils parlent de « constitutionnalistes » et d’« Aranais ». Paco Boya est président du parti Unitat d’Aran (Unité d’Aran, centre-gauche) et ex-président du Conseil. Avec la crise indépendantiste, le Val d’Aran se voit contraint de faire un choix entre Espagne et Catalogne. Lorsqu’on évoque avec lui ce dilemme, Paco se contorsionne, esquisse un sourire gêné, ou remet en place ses lunettes avant de lancer un énième « On verra ! on n’y est pas encore… ». Il faudra plus d’une heure d’interview pour qu’il énonce clairement sa position unioniste.
De fait, Paco Boya se sent peu concerné par la crise, qu’il considère comme déjà terminée : « Le conflit catalan est fini. Cette bataille, c’est l’Etat qui l’a gagnée. » Sa priorité va à la météo : « Il y a la crise, mais tant qu’il y a de la neige ici, ça va … ». Plus de 80 % des revenus du Val d’Aran viennent du tourisme. Les pistes de Baqueira Beret, la station de ski la plus huppée du pays, attirent une clientèle internationale, et permettent aux locaux d’échapper quasi totalement au chômage (4 % de la population active). Dans le reste de la Catalogne, le taux dépasse de peu les 13 %. Il culmine à 17 % dans l’ensemble de l’Espagne.
Nous avions proposé à M. Boya de nous rencontrer dans “Es Neres”, un bistrot du village de Les, tenu par la quinquagénaire indépendantiste Imma Maymuis. Mais il avait esquivé, pour finalement décider lui-même du lieu de rendez-vous. La propriétaire n’avait pas été surprise : « Il sait ce que je pense, tout le monde le sait, avait-elle assuré. Il ne viendra pas ici. » Le bistrot d’Imma baigne dans une lumière jaune peu flatteuse. Le plafond est trop bas et les pieds des verres qui y sont suspendus tapent les fronts de deux Aranais installés au comptoir.
Sur son tricot Donald Duck, Imma porte un ruban jaune, symbole de soutien aux leaders indépendantistes incarcérés par Madrid. « J’ai acheté du tissu et j’en ai cousu une trentaine. Tous mes amis en ont récupéré un. On les porte parce que Madrid est allée trop loin. » La patronne, taquine mais au sourire résigné, regrette que les gens de l’extérieur aient une vision « biaisée » du Val. « Ce sont toujours les mêmes personnes qui parlent, alors on ne se rend pas compte que nous sommes beaucoup à vouloir une indépendance catalane ». De loin, l’image d’Aran est celle d’un territoire minuscule qui clame à l’unisson sa proximité avec le gouvernement espagnol. « Mais si Madrid ne respecte pas sept millions de Catalans, comment respecteront-ils dix mille Aranais ? » Elle soupire.
Les réunions discrètes d’indépendantistes aranais
L’indépendantisme d’Imma représente bien celui des Aranais : discret, en désaccord avec ce qu’affichent les officiels. À tel point qu’ils préfèrent se cacher, par peur des représailles. Un soir, en face de la grande porte d’une baraque austère, une vingtaine de voitures sont garées et jurent avec le silence et le calme des alentours. Cette nuit-là, des Aranais pro-indépendance se réunissent discrètement, pour décider d’une stratégie commune. Une fois à l’intérieur, au rez-de-chaussée, il fait noir et froid. Au bout d’une grande salle vide sous les toits, une assemblée se laisse deviner derrière un rideau de bois. Il faut négocier pour quelques photos, et la majeure partie de la réunion demeurera inaccessible.
Dans la salle, tout le monde a l’air impliqué dans cette lutte timide. Dans la main d’une des personnes présentes, un ruban jaune. « Je l’avais attaché à mon manteau, mais j’ai croisé la police. J’ai préféré le cacher dans ma poche, je ne veux pas les amener jusqu’ici ». Autour de lui, ses camarades opinent du chef. « On ne sait pas ce dont ils sont capables », dit l’un d’eux. Dans le Val, pourtant, aucun acte de violence ou de répression n’a été enregistré à l’égard de militants indépendantistes. Le seul geste d’exclusion visible concerne le ruban jaune, que l’on voit partout ailleurs en Catalogne. « Quand on accroche des rubans, ils sont arrachés, soupire l’une des militantes, et c’est pire pour les drapeaux. » Elle sort son téléphone et montre des photos. « 30 minutes. En 30 minutes, tout est arraché et jeté à terre par les espagnolistes. Puis le lendemain, on est accusés de mettre le bazar dans la ville. »
« Ils ont brisé la voix du peuple »
À l’écart de la réunion qui se poursuivra jusque tard dans la nuit, Romain*, un des participants, nous explique l’objectif et les raisons de sa démarche : « Ici dans le Val d’Aran, tout bouge avec du retard, les gens ne sont pas habitués à montrer publiquement leur opinion. C’est la première fois qu’ils peuvent se retrouver pour parler de l’indépendance. » Assis sur une petite chaise en bois, les mains jointes, l’homme s’exprime doucement, la gorge serrée par ce qu’il s’apprête à dire : « Comme sous la dictature de Franco, le gouvernement tient des listes des personnes qui font sédition. C’est seulement après avoir ciblé ces personnes qu’il recherche des preuves pour les incriminer. C’est du tir groupé. » Aujourd’hui, pourtant, rien ne dit que ces listes existent réellement. En retenant quelques larmes, il évoque les événements du 1ᵉʳ octobre (la répression du référendum catalan par la police espagnole) : « J’ai été extrêmement choqué. Ils ont brisé la voix du peuple, l’ont arrêtée dans son élan. Avant cela, je votais pour Podemos. » Lui qui vit et travaille au Val d’Aran depuis plus de quinze ans affirme d’une voix tremblante qu’il « se battra pour son pays », la Catalogne, quand bien même l’indépendance ne serait pas déclarée.
Comme Romain, plus de 60 % des habitants ne sont pas nés dans la région. Le Val d’Aran abrite énormément d’immigrés espagnols, mais aussi américains, nord-africains, ou venus d’Europe de l’Est. Ils viennent pour s’installer ou pour travailler en tant que saisonniers. Pour Miquel Segalos, professeur au collège/lycée de Vielha, leur assimilation n’est pas systématique : « Les Aranais acceptent tous les “nauvenguts” (nouveaux venus), mais ne sont pas forcément ravis de leur présence. »
Pour Romain, c’est peu dire. Ses enfants sont nés ici et pourtant, il assure dans un éclat de rire ironique que sa famille ne sera jamais reconnue comme aranaise : « Ici, tu es un étranger, tu le restes, même si tu es marié à un Aranais et que tu vis dans le Val depuis 50 ans. Apprendre le langage ne change rien à l’affaire. »
« La langue est l’expression de ce qu’on est »
La langue aranaise occupe pourtant une place cruciale dans la culture de la région. Langue officielle du Val depuis 1990, elle est un dérivé de l’occitan, et sonne comme un français chantant aux “r” roulés. Selon Jusep Lois Sans Socasau, elle est « l’expression de ce que sont les Aranais, l’élément le plus important de notre identité ». Ce professeur de mathématiques est installé dans un petit local, à Vielha. Il enseigne depuis presque quarante ans, et est aussi, depuis 2015, le président de l’Institut d’études aranaises. Aidé de ses collègues, il fixe les normes de l’aranais. Dans son bureau, il ne cesse d’aller et venir de la table aux étagères pour exposer fièrement les nouvelles éditions ou les derniers travaux réalisés par l’institut : un ouvrage linguistique, un lexique, ou bien une traduction aranaise du Marchand de Venise, de Shakespeare.
Jusep Lois se réjouit de l’importance accordée à l’aranais dans l’éducation. Mais il déplore également que de moins en moins de locaux l’utilisent au quotidien : « Le castillan exerce une pression écrasante sur l’aranais, pression qui a encore augmenté avec le recours de l’Espagne. » Depuis ce recours passé le 12 février dernier, l’usage préférentiel de l’aranais dans les actes administratifs est considéré comme inconstitutionnel. Mais Jusep Lois ne baisse pas les bras : « Je donne tous mes cours en aranais », lâche-t-il avec un sourire malicieux.
La pression de la langue castillane, c’est une expérience que les Aranais et les Catalans ont en commun. Afin de préserver l’identité de la région, Alex Moga Vidal, ancien maire de Vielha, milite pour l’indépendantisme du Val d’Aran. Anciennement affilié au parti indépendantiste catalan Junts Per Catalunya (JxCat, Ensemble pour la Catalogne), il prétend aujourd’hui « instrumentaliser l’indépendantisme catalan pour viser, dans un second temps, la mise en place d’un État aranais autonome ». Le bonhomme replet, l’air goguenard, est affalé dans son fauteuil en cuir. Ses yeux sont constamment plissés, son regard, assuré. Il débite des vérités générales qui semblent le satisfaire, toutes ponctuées d’un haussement de sourcil et d’un petit rire.
« L’Aran est un miracle identitaire, lance-t-il fièrement. Plus de mille ans d’histoire, un statut autonome, une langue et une culture propres. Tout ça, pour 10 000 habitants. » Certes, le chemin vers un Val d’Aran autonome est encore long. Mais pour lui, c’est sûr, « aux prochaines élections, il y aura un parti pour l’indépendance aranaise ». Il sort son téléphone portable, et montre une vidéo tirée d’une séance au Parlement espagnol : « Regardez ça, ils ne nous respectent pas. » Dans l’extrait, Mendez de Vigo, ministre de l’Éducation et de la Culture, ironise au sujet de la fin de la préférence de la langue aranaise : « La seule chose dont le Val devrait se soucier, c’est des avalanches ». Alex Moga Vidal reprend, effaré : « Vous vous rendez compte ? C’est le ministre de la Culture qui dit ça. Madrid se fiche de nous. »
« Le premier qui parle de politique paye sa tournée ! »
Piquée au vif par le recours du 12 février, et plus encore par le « mépris du ministre », la chanteuse aranaise Alidé Sans Mas a décidé d’écrire une chanson pro-indépendance. Âgée de 24 ans, cette ancienne étudiante en droit s’est lancée dans la musique en 2013, en suivant un credo bien particulier : chanter seulement en aranais.
« Le castillan est en train de tout bouffer, explique-t-elle. Je vois ma langue en train de mourir, je ne peux pas ne pas me sentir concernée. L’aranais est pour moi la manière la plus sincère de m’exprimer. » Le regard espiègle, la chanteuse a ses cheveux coiffés en dreadlocks, retenus bar un bandeau tricoté couleur brique.
Elle tempère toutefois : « On n’a pas peur que le catalan oppresse l’aranais, parce que la langue catalane aussi a connu l’oppression. Les Catalans ne nous feront pas subir ce qu’ils ont subi. » Dans sa dernière chanson, Alidé raconte sur un ton satirique l’histoire d’une ménagère qui refuse de se satisfaire de sa situation, et mène une lutte féministe et indépendantiste.
Avant de continuer, elle verse une deuxième dose de miel dans son thé au lait, puis lèche le peu resté collé à ses doigts, sourire aux lèvres : « Le problème, c’est que personne ne veut parler de l’indépendance de peur de se fâcher avec les autres. Dans le bar de mon village de quarante habitants, il y a une règle simple. Elle est inscrite sur une pancarte à l’entrée : “Le premier qui parle de politique paye sa tournée !” ».
Travail encadré par Alain Salles, Henry de Laguérie, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.