« Ce 1ᵉʳ octobre, l’opinion que j’avais de l’Église a changé », affirme Jordi, Catalan de 42 ans. Habitant d’El Pont Armentera, il se souvient que quelque chose de nouveau a germé à quelques kilomètres de chez lui, dans l’église de Vila-Rodona, le jour du référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Comme chaque mardi, cet employé de grande surface vient faire son marché dans cette petite commune de la province de Tarragone à une heure au sud de Barcelone. Olives, amandes, noisettes et autres spécialités locales s’étalent sur les stands de la place de l’église. « Je fais dix kilomètres chaque semaine pour venir, assure-t-il, casquette bleu vissée sur la tête, les sacs remplis de légumes. Nous sommes sur une terre agricole, qui vit de son sol. C’est pour cela que je viens ici acheter des produits frais », explique-t-il en espagnol. Jordi, indépendantiste convaincu, n’aime pas parler cette langue. « Ce n’est pas la mienne », souligne-t-il, habillé d’une cocarde dorée sur la poitrine, symbole des nationalistes catalans. Comme lui, des tas de gens, croyants ou pas, considèrent que l’église a un rôle à jouer dans le combat indépendantiste après ce qu’il s’est passé à Vila-Rodona.
Le 1ᵉʳ octobre dernier, jour de scrutin, quelques minutes après la réunion du collège électoral pour le référendum d’autodétermination, l’église Santa Maria de Vila-Rodona est le théâtre d’une scène surréaliste. Francesc Manresa, archevêque de Tarragone et prêtre du village, raconte : « Les habitants sont venus me demander s’ils pouvaient accueillir dans leur paroisse un recomptage des voix. Ils estimaient que dans l’église, la police ne pouvait pas intervenir comme elle l’avait fait dans les collèges électoraux de Cabra del Camp ou Vilabella, des villages voisins. Je leur ai ouvert les portes ».
Aucune messe n’est à l’agenda ce jour-là. Le prêtre Manresa enfile son aube. Les familles du village se pressent dans l’enceinte religieuse. La clameur des hourras accueille l’urne. Devant l’autel, le comptage des voix commence. L’audience entonne « El Virolai », chant catalan de louange à la vierge de Montserrat, repris dans les cortèges de manifestations indépendantistes. « Contrairement à ce qui a été rapporté, je n’ai pas célébré l’Eucharistie ». L’habit de messe ? Les chants des fidèles ? « Une ruse pour tromper la police », explique le prêtre.
« L’église a accueilli la démocratie »
« Cette scène a fait beaucoup de bruit parce que c’était inédit, souligne Jordi tout en essayant de faire de la place dans ses sacs pour la charcuterie. Cela a apporté quelque chose de concret à notre combat. Preuve que cette réunion dans l’église a été utile, la presse en parle. Beaucoup plus que les manifestations qui ne changent pas grand-chose. » « Cet épisode a été largement médiatisé, plus que je ne l’aurais cru, admet le prêtre. Je continue à penser que ce jour-là, l’église a accueilli la démocratie. La paroisse s’est transformée en un lieu de joie, d’allégresse, de bienvenue. »
Virolai à la Mère de Monserrat
Rose d’avril, femme de la montagne
Etoile de Montserrat,
Illuminez la terre catalane
Guidez-nous vers le ciel
Guidez-nous vers le ciel
Des Catalans vous serez toujours la Princesse,
Des Espagnols, l’Etoile d’orient.
Pour les bons, soyez la force,
Pour les pécheurs, le port du salut !
Consolez ceux qui quittent leur patrie,
Sans plus jamais voir les sommets de Montserrat.
Sur terre ou mer, écoutez ceux qui vous implorent
Tournez vers Dieu les cœurs qui l’ont abandonné
Médiatisé depuis ce coup d’éclat, Francesc Manresa assume. « L’église est un lieu d’écoute où chacun doit se sentir libre de s’exprimer. C’est pour cela que si c’était à refaire, je le referais ». L’homme a connu un parcours sinueux dans l’Église. Agé de 78 ans, il officie dans la province de Barcelone depuis près de cinquante ans. Un temps éloigné de la religion car marié et père de famille, il a demandé de nouveau l’admission dans les ordres en 2000. Le 25 septembre dernier, Francesc Manresa a signé avec 400 prêtres, une lettre adressée au Vatican demandant au Pape d’infléchir sa position quant à l’opposition de l’Église à ce référendum.
Nationalisme exacerbé
Le village de Vila-Rodona fait figure d’exception. La commune d’un millier d’habitants s’est majoritairement prononcée pour JUNTSxCat, coalition politique indépendantiste catalane, aux élections du Parlement de Catalogne de 2017, alors que le domaine de Camp de Tarragona (Camp de Tarragone) est le territoire le moins mobilisé pour l’indépendance de la Catalogne (36,82% de participation au référendum d’autodétermination).
Pour Ivan Faccia Serrano, théologien de 52 ans vivant à Cunit, les terres à l’intérieur de la Catalogne et les petites communes cultivent un nationalisme plus fervent que dans les grandes villes. « Ce sont des territoires plus reculés, la langue catalane est davantage parlée car elle est transmise par les parents et est enseignée dans les écoles », explique-t-il.
A Vila-Rodona, le marché prend fin en début d’après-midi. Tout le monde se disperse très rapidement. Les ruelles se vident. Un nationalisme exacerbé apparaît alors sur les murs. Les couleurs de l’Espagne ont disparu du fronton de l’Hôtel de ville où flottent les drapeaux catalan et européen. Au détour d’une rue pavée qui rappelle celles des villages de Provence, on aperçoit le nombre 155, tagué et barré, en référence à l’article de la Constitution espagnole, qui permet à l’État de reprendre le contrôle sur les communautés autonomes manquant à leurs obligations.
« Il y a plus de quarante ans, alors que j’officiais à l’église de San Ignacio de Loyola à Barcelone, nous avions accueilli des travailleurs clandestins, raconte le père Manresa. Les guérilleros de Franco ont pénétré dans l’enceinte avec des mitraillettes. Heureusement, ils n’ont rien fait. Mais je me réjouis que cette fois, ce soit une urne et pas une arme qui soit entrée dans l’église. »
Sauf que depuis ces instants d’allégresse, la situation politique en Catalogne est bloquée. Aucun gouvernement n’a, à ce jour, été instauré et la personne de Carles Puigdemont, exilée en Belgique, freine une sortie de crise. Des habitants de la région comptent sur les églises locales pour entretenir le mouvement.
Ivan Faccia Serrano nuance le rôle de l’église. « Ce ne sont pas les valeurs religieuses qui sont en jeu dans l’affrontement entre indépendantistes et unionistes, souligne le théologien. Le mouvement indépendantiste est un élan civique dans lequelle existe une branche religieuse avec ses idées. L’église se doit de vivre dans la diversité, car c’est la photographie réelle de la société. »
« Ce qui s’est passé à Vila-Rodona est fondateur »
Pas de quoi freiner l’ardeur des habitants. Du haut de son siège de conducteur d’autobus, Miguel, indépendantiste de 49 ans, domine la campagne. Plusieurs fois par jour, il relie Vila-Rodona à Tarragone. « Nous sommes dans la comarque de l’Alt Camp. C’est rocheux, je n’ai pas choisi le travail le plus facile », sourit-il, un œil sur la route, l’autre sur son téléphone portable.
En fervent catholique, Miguel espère que l’église catalane saura maintenir ses distances avec le Vatican et continuer à défendre l’indépendance. « Il y a souvent des débats passionnés dans le bus. Ce qui s’est passé à Vila-Rodona est fondateur, explique-t-il alors que les roues de l’autocar serpentent dangereusement, entre deux fossés, les chemins de campagne. J’apprécie que les prêtres s’engagent pour des causes aussi concrètes. Des églises affichent sur leur façade des drapeaux catalans. Les choses changent. »
Jordi dit y croire aussi. « D’autres réunions doivent être organisées dans les églises, affirme-t-il, avant de reprendre la route à bord de sa Renault Mégane. C’est très symbolique de défendre le progrès dans un lieu conservateur. »
Travail encadré par Cédric Rouquette, Alain Salles et Henry de Laguérie.