« Je suis Périco quasiment 24 heures sur 24 et anti-Culé à la mort ! » Gabriel Rodenas, maréchal-ferrant de 40 ans, a tout d’un Périco lambda, un admirateur de l’Espanyol Barcelone, qui ne supporte littéralement pas le Barça et ses fans, les Culés. Pourtant, son histoire avec le grand frère ennemi, l’autre grand club de Barcelone, n’a pas toujours été aussi radicale.
« Quand j’étais petit, j’étais supporter du Barça parce que mon frère le supportait, se remémore Gabriel. Mais en 1988, l’année de mes 9 ans, l’Espanyol Barcelone est remonté en première division et j’ai vu mon beau-frère sortir des bouteilles de champagne. Il était comme un fou. Je n’avais jamais vu quelqu’un faire autant la fête. Je me suis alors dit : “Etre supporter de l’Espanyol, c’est le top !” »
Dans la capitale catalane, le football fait partie intégrante de la société. Pour l’immense majorité des Barcelonais, un choix s’impose dès l’enfance. Devenir Culé et arborer les couleurs bleu et grenat (ou blaugrana) du Barça, ou bien être Périco et supporter l’Espanyol en blanc et bleu (ou blanquiazul). Politiquement, adhérer à l’un ou à l’autre peut avoir son importance. Les supporters peuvent être catalogués suivant l’image de leur club. Quand le FC Barcelone ne cache pas son penchant pour l’indépendance de la Catalogne, l’Espanyol préfère rester neutre et apolitique, quitte à endosser une réputation d’unioniste.
Seulement huit kilomètres séparent le Camp Nou, antre du FC Barcelone, du stade Cornellà-El Prat du RCD Espanyol. Pourtant les deux clubs divisent la cité de Gaudí depuis plus d’un siècle. Supporter l’un des deux revient très souvent à détester l’autre. Cette rivalité touche aussi bien la sphère sportive que politique et attise les tensions entre partisans d’un camp ou de l’autre.
Un derby du cœur
Les deux clubs barcelonais ont été fondés à un an d’intervalle (1899 pour le Barça et 1900 pour l’Espanyol). Partis sur un pied d’égalité, ils n’affichent pas le même palmarès… Le Barça totalise 23 titres de champion d’Espagne, 27 Coupes du Roi et cinq trophées de Ligue des champions (coupe d’Europe). Pour l’Espanyol, seulement quatre Coupes du Roi.
Financièrement, un gouffre sépare les deux budgets : 897 millions d’euros pour l’ogre blaugrana contre 75 millions d’euros pour le petit poucet blanquiazul. A la fin de la saison 2015–2016, le FC Barcelone recense 143 459 membres officiels du club (ou socios) quand l’Espanyol n’a vendu que 25 537 cartes du club.
Un rapport de force très inégal caractérise les deux clubs. L’un est un mastodonte du football européen réunissant des supporters du monde entier. L’autre ne fait plus partie des cadors espagnols depuis les années 1950 mais conserve une image de club proche de ses fans.
Pour les Péricos, le match Espanyol-FC Barcelone (ou inversement) représente le moment le plus important de l’année : le derby. Ce match mythique où deux clubs géographiquement proches s’affrontent et cristallisent les passions. Même si, aujourd’hui, le derby catalan a sportivement perdu de son intérêt.
Pour Sixto Cadenas, 52 ans, socio blaugrana depuis de nombreuses années, un derby reste un derby, avec toutes les tensions qu’il comprend, qu’importe l’écart de niveau : « Il y a une rivalité historique mais positive parce qu’elle oblige les équipes à se sublimer quand elles jouent l’une contre l’autre. »
Joan Collet, 56 ans, ex-président de l’Espanyol Barcelone (2012−2016), est socio des Péricos depuis plus de 40 ans et, pour lui, peu importe l’époque, remporter un derby a toujours une saveur particulière : « Etre supporter de l’Espanyol, c’est appartenir à une minorité toute sa vie. Je me rappelle d’un match dans les années 70 au stade de Sarrià (ancien stade de l’Espanyol), j’étais enfant, on avait battu le Barça 5–2 (saison 1974–1975, ndlr). Pour nous, c’était une prouesse ! Une victoire contre le Barça te marque toujours. Non seulement parce que c’est le rival, mais aussi parce que c’est une victoire de prestige face à l’une des deux ou trois meilleures équipes du monde. »
Dans l’histoire du derby de Barcelone, 1924 représente une date clé. Cette année-là, le derby « des pièces de monnaie » est l’un des plus âpres que les deux clubs aient eu à disputer. Devant une foule innombrable, Ricardo Saprissa, joueur de l’Espanyol, tacle violemment la star barcelonaise de l’époque, Paulinho Alcántara, et lui fracture la mâchoire. A ce moment précis, les supporters commencent à jeter des centaines de pièces de monnaie sur l’arbitre. Le match est même interrompu pour raison de sécurité et n’est rejoué que… 54 jours plus tard. Avec cet épisode, la rivalité barcelonaise connaît son premier pic de tensions.
Football militant
A l’origine, le Barça est fondé par un Suisse nommé Joan Gamper. La première équipe compte six Catalans et six étrangers. Le club se veut alors universel et contraste avec la formation de l’Espanyol composée à 100 % de joueurs… espagnols.
Les premières confrontations ne laissent apparaître qu’une rivalité sportive. Mais en 1918, le Barça assume des revendications politiques et sociales lors de la campagne autonomiste catalane. Un engagement politique, sociétal et culturel inscrit jusque dans le slogan de l’équipe, « Més que un club » (« Plus qu’un club »).
Cette vision globale perdure de nos jours. Des projets solidaires sont mis en place par le FC Barcelone à travers le monde pour transmettre un certain nombre de valeurs par l’intermédiaire du football (FutbolNet, BarçaKids, Joves Solidaris, etc.).
A l’occasion du nouveau derby catalan entre le Barça et Gérone au Camp Nou, samedi 24 février 2018, les « Independencia ! » ont résonné dans l’enceinte du Camp Nou à la 17e minute et 14 secondes, en référence à 1714, année de la prise de Barcelone par les troupes de Philippe V d’Espagne. Les supporters ont également brandi des banderoles « Llibertat » en soutien aux indépendantistes emprisonnés depuis le référendum du 1er octobre 2017.
Ce mouvement d’union a été relayé par l’emblématique figure du club barcelonais, Pep Guardiola, paré d’un ruban jaune symbolique lors de la finale de League Cup (Coupe anglaise), opposant Manchester City (dont Guardiola est le coach) à Arsenal. Un geste pourtant interdit par la Fédération anglaise de football. L’ancien joueur et entraîneur blaugrana a envoyé un signal fort de soutien aux quatre prisonniers indépendantistes en arborant ce ruban devant plusieurs millions de téléspectateurs, issus de tous les continents.
Vitrine politique
Entre 1936 et 1939, la guerre civile espagnole permet à la politique de prendre une place encore plus importante dans le duel entre l’Espanyol et le Barça.
Au sein même de l’organisation du club blaugrana, le général Franco souhaite imposer son diktat. Le FC Barcelone, bien que sportivement en déclin depuis quelques années, bénéficie toujours d’une renommée à l’international. Une aubaine pour le régime qui décide de faire du Barça sa vitrine politique. Les dirigeants barcelonais sont alors victimes d’une épuration et remplacés par la junte franquiste. A l’Espanyol, rien de tel. Aucune épuration à déplorer et les dirigeants d’avant-guerre restent à la barre.
Dans les années 1950, le dictateur espagnol évite au FC Barcelone une banqueroute en épongeant les dettes colossales du club dues à la construction de la nouvelle enceinte blaugrana, le gigantesque Camp Nou et ses 99 354 places. Profondément marquée par la période franquiste, l’image du Barça en pâtit toujours en 2018 auprès des fans de l’Espanyol. Anna M., présidente des Perikos independentistes, assène : « Le Barça est le seul club de Catalogne que Franco a récompensé. Le Barça allait disparaître et Franco a mis de l’argent pour qu’il ne disparaisse pas. Je ne veux pas être comme le Barça. »
Dans les années 1980 et 1990, les tensions entre l’Espanyol et le Barça prennent une autre dimension. Le 13 janvier 1991, à proximité du stade de Sarrià, un jeune Périco de 20 ans est pris à partie par un groupe de Boixos Nois, frange la plus extrême des supporters barcelonais. Il est battu à mort. Cet assassinat marque l’apogée de la rivalité entre Blanquiazules et Blaugranas.
Gérard Piqué, paria de l’Espanyol
Depuis une dizaine d’années, un joueur personnifie les tensions entre les deux clubs catalans : Gérard Piqué. Ne s’étant jamais positionné officiellement comme partisan de l’indépendance de la Catalogne, le défenseur central blaugrana a tout de même participé à des manifestations pro-référendum et incité publiquement à aller voter le 1er octobre 2017.
Sur le terrain, Piqué et les Péricos partagent une histoire commune mouvementée. En témoigne la dernière confrontation entre les deux équipes. Le 4 février 2018, lors de la 22e journée du championnat espagnol, le RCD Espanyol reçoit au stade Cornellà-El Prat le grand rival blaugrana. Sous une pluie battante, les Péricos tiennent leur victoire référence de la saison. Mais à la 82e minute, Piqué expédie le ballon dans les filets adverses et célèbre son but en se tournant vers la tribune des socios péricos, son index sur la bouche, intimant au kop blanquiazul de se taire. S’ensuit une déferlante de messages sur Twitter.
Quelques années plus tôt, un événement avait déjà envenimé les rapports plus que tendus de Gérard Piqué avec les Péricos. Gabriel Rodenas était présent au stade olympique de Montjuic, prêté à l’Espanyol, le 27 septembre 2008 : « Les Boixos Nois sont entrés avec des fumigènes. A un moment, ils ont commencé à jeter les fumigènes allumés sur la tribune inférieure. En dessous, il y avait des familles, des enfants. Le jeu a été arrêté à cause du feu et de la fumée. Des gens criaient. A la fin du match, Piqué est venu devant la tribune et a applaudi. A partir de ce derby, les supporters de l’Espanyol ne peuvent plus voir Piqué. Et cela n’a rien à voir avec son indépendantisme. Piqué est un clown ! »
Un seul moment d’union
Durant plus d’un siècle, la rivalité entre le Barça et l’Espanyol a rythmé le quotidien des socios des deux camps. Malgré les velléités plus ou moins exacerbées au fil des années, tous s’accordent à dire qu’un moment d’union est à recenser. Un seul. Un deuil et quelques mots rédigés au marqueur noir sur un t‑shirt blanc : « Dani Jarque, pour toujours parmi nous. »
Le 11 juillet 2010, Andres Iniesta, star du Barça, offre la victoire à l’Espagne en finale de Coupe du monde à Johannesburg (Afrique du Sud) grâce à un but inscrit en prolongation. Mais ce soir-là, il offre surtout un vibrant hommage à son défunt ami de toujours, Dani Jarque, capitaine emblématique de… l’Espanyol. Les deux joueurs se sont connus dans les catégories jeunes en Espagne. Comme un symbole, le numéro 6 de la Roja (équipe d’Espagne) retire son maillot lors de sa célébration et expose au monde entier son message d’adieu à son ami.
Même pour Anna M., fervente anti-Culés, c’est un geste fort : « J’adore Iniesta en tant qu’homme. Peu m’importe le maillot qu’il porte, Iniesta a un cœur immense. » « Iniesta est un grand monsieur, ajoute Gabriel Rodenas. Je l’applaudirai partout. Monsieur Iniesta. »
Depuis, des salves d’applaudissements des Péricos accompagnent chaque entrée sur la pelouse du capitaine du FC Barcelone. Il est le seul blaugrana à pouvoir s’en targuer. Et cela risque de durer.
Travail encadré par Frédéric Traini, Alain Salles, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon.