En face du marché couvert de la Barceloneta, une forte odeur de café se dégage d’une modeste boutique. Celle-ci appartient à la famille Palau, qui y officie de père en fils depuis les années 1920. Miguel, 45 ans, a repris le commerce il y a dix ans. Comme son père et son grand-père, il est torréfacteur. Cette tradition ne l’a pas empêché de faire évoluer son fonds de commerce. « Quand j’ai repris la boutique, nous avons décidé de nous diversifier en vendant du chocolat, du nougat et des produits locaux », explique ce grand gaillard à l’air espiègle. Une nécessité pour conserver la boutique. « Je n’ai rien contre les touristes, ajoute Miguel. Au contraire, ils sont une source de revenus non négligeable. »
Tout le monde n’accepte pas cette situation. Beuveries, tapage nocturne, exhibitionnisme, sexe en plein air… Nombreux sont les habitants excédés par les fêtards venus à Barcelone pour s’éclater. La tourismophobie qui s’empare de la Barceloneta ? Miguel n’en a que faire. S’il admet que le quartier « a changé » au rythme du développement du tourisme, il préfère retenir les aspects positifs. « À partir des années 1980, le coin est devenu à la mode, poursuit-il en dodelinant de la tête. On a ouvert des restaurants dans les rez-de-chaussée des bâtiments, où on allait déjeuner en mangeant du poisson. »
La véritable rupture s’est opérée en 1984, lorsque la ville de Barcelone a obtenu l’organisation des Jeux Olympiques de 1992. Pour l’occasion, de grands chantiers ont été lancés. De nouveaux quartiers ont été créés, parmi lesquels la Vila olímpica del Poblenou (Village olympique) à proximité directe de la Barceloneta. Enfin, deux kilomètres de plage ont été aménagés, achevant de faire du quartier un passage obligatoire pour les touristes. « Les gens viennent ici et sont enchantés parce qu’ils sont à dix minutes du centre-ville, ils ont les bars, les discothèques, les restaurants, reprend Miguel. Souvent, les touristes mais aussi les habitants du coin achètent de l’alcool à la Barceloneta puis partent en groupe à la plage », précise-t-il, le regard rieur.
L’indépendance de la Catalogne, Miguel s’en méfie dans ce contexte de réussite économique. « En tant que Catalan, je suis partisan d’une sécession. Mais en tant que commerçant, je m’inquiète des répercussions d’un tel événement », explique-t-il en croisant le regard de son père. Selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), l’activité touristique à Barcelone a baissé de 20 % depuis le référendum du 1ᵉʳ octobre 2017.
Assise en face de la Plaça del Poeta Bosca (Place du poète basque), en pleine Barceloneta, Lourdes Lopez, 58 ans, s’emporte. « Je n’ose plus sortir dehors le soir, lance cette ancienne couturière aux traits aussi marqués que la coque d’un chalutier. Les touristes urinent dans la rue, ils crient, boivent… Il faudrait les foutre tous dehors ! » À présent à la retraite, elle occupe ses journées en vendant des tickets de loto aux habitants du coin. Une obligation afin de pouvoir continuer à payer son loyer.
Le quartier, elle le connaît depuis son enfance. Son père était pêcheur, une activité qu’a choisi de perpétuer son frère. Entre deux ventes de tickets, Lourdes fait part de son inquiétude. « Avant, la Barceloneta était un endroit occulté, ignoré, précise celle qui est aussi membre de l’Asociación de vecinos de l’Òstia (Association des voisins de l’Òstia, une taverne située à la Barceloneta), un collectif qui regroupe des habitants du quartier. Dès qu’il y a eu l’accès à la plage à destination des touristes, la situation s’est empirée. »
Le regard azur tourné vers l’horizon, Lourdes n’a qu’une seule indépendance en tête, celle de la Barceloneta vis-à-vis de la ville de Barcelone. « Vous savez, parfois, on en parle entre nous : la “République indépendante de la Barceloneta”, raconte-t-elle en partant dans un fou rire. Mais ce n’est qu’une façon de parler », assure-t-elle en pointant du doigt un drapeau bleu et jaune. Il s’agit de la bandera du quartier, bien plus présente ici que la senyera, le drapeau traditionnel catalan. « Vous en verrez à tous les balcons, il fait partie de notre identité », ajoute-t-elle fièrement en encaissant la vente de tickets de loto.
« Ce qui se passe, c’est que l’essence même du quartier est en train de disparaître. Je le répète parce que c’est très important, nous allons perdre l’âme de la Barceloneta ». Ces mots, Javier Froncesca les prononce le regard ému. Le vieil homme de 62 ans a quitté il y a quelques mois le quartier qui l’a vu naître, grandir et vieillir, à cause de la hausse des loyers. Pourtant, cet ancien technicien à la retraite ne peut s’empêcher de revenir ici tous les jours. Son petit plaisir ? Fumer un cigare Plaça de la Barceloneta (Place de la Barceloneta), en face de l’imposante église de Sant Miquel del Port, érigée en 1755.
C’est à la même époque, au milieu du XVIIIème siècle, que le quartier ouvrier de la Barceloneta a été bâti. Il était alors censé loger les personnes qui exerçaient une profession maritime, tels que les pêcheurs, marins et constructeurs de bateaux en bois. Cette situation géographique confère à ses habitants une proximité sans égal au port et à la mer.
« Avant, le quartier était habité par des personnes qui travaillaient juste à côté, se souvient Javier. Cet état d’esprit où tout le monde se connaît, se salue dans la rue, s’entraide… Tout ce qui faisait le charme de cet endroit, tout ça a tendance à disparaître. » Même la pêche, source de revenus historique de la Barceloneta, à tendance à ralentir. « Vous savez, le nombre d’embarcations a diminué de moitié en l’espace de quinze ans. De moitié !, insiste Javier en ciblant la mairie. L’indépendance n’est pas la baguette magique, lâche-t-il en écrasant son cigare. C’est la municipalité qui a la responsabilité de ces problèmes, pas Madrid. »
Chez les élus, la réflexion laisse petit à petit place à l’action. Ada Colau, élue maire de la ville en 2015 sous les couleurs du mouvement de gauche radicale et écologiste Barcelona en Comú (Barcelone en commun), travaille sur la fermeture d’ici 2022 d’une vingtaine de bars et de boîtes de nuit situés sur les bords de plage, à proximité du port olympique. La mairie n’a toutefois pas précisé sur quels critères elle choisirait les établissements à fermer.
Sonia Abella, représentante du parti politique à la mairie de Barcelone, nous explique que l’un des principaux objectifs est de « limiter les allées et venus de ces touristes qui génèrent le désordre » dans le quartier de la Barceloneta. L’initiative rencontre jusqu’ici peu d’opposition de la part des principaux groupes politiques formant le conseil municipal. « Il y a quarante établissements. C’est trop, beaucoup trop. Tout le territoire est pris par les touristes. Si on en ferme vingt, ce sera bien. »
Pour Koldo Blanco, l’un des représentants du parti de centre-droit et anti-indépendantiste Ciudadanos (Cs, Citoyens), « il ne faut pas tomber dans le populisme » lorsqu’il est question de la Barceloneta. Cet architecte de formation estime que la solution serait de développer d’autres aspects du tourisme, censés amener une clientèle plus familiale. Les pistes évoquées par le parti arrivé troisième aux élections municipales de 2015 sont multiples : multiplier les activités historiques, sociales et sportives, notamment en bord de plage.
Du côté de Xavier Trias, ancien maire de Barcelone (2011–2015) et membre du parti catalan libéral et indépendantiste Partit demòcrata europeu català (PDeCAT, Parti démocrate européen catalan), il est nécessaire de légiférer et d’imposer des sanctions plus lourdes pour les touristes qui se comportent « de manière contraire aux règles du savoir-vivre ».
Ce roublard de la politique estime toutefois que le plan d’Ada Colau relève davantage de la stratégie électorale. Selon Xavier Trias, l’actuelle maire de Barcelone chercherait surtout à gagner des voix du côté de la Barceloneta en vue des élections municipales de mai 2019. « Je crois qu’elle a promis beaucoup de choses qu’il n’est pas possible de faire », ajoute-t-il malicieusement.
Durant la campagne municipale de 2015, Ada Colau avait justement profité du manque d’action de Xavier Trias durant son mandat afin de faire de la lutte contre le tourisme l’un de ses principaux combats. Une promesse partiellement tenue, puisque la plateforme de location de logements entre particuliers AirBnb a plié face à la municipalité de Barcelone.
Xavier Trias soutient quant à lui que la priorité serait de lancer une vaste politique d’investissements sociaux à Barcelone, en commençant par l’augmentation du parc immobilier. « Quand vous avez 20, 25 ans ici et que vous voulez quitter le domicile parental afin de vivre votre indépendance, c’est très compliqué, explique-t-il dans un français quasi-parfait. De manière générale, à Barcelone, les loyers sont trop chers et les logements inappropriés », fustige-t-il en moulinant des bras.
Sur le pavé de la Plaça Saint Jaume (Place Saint Jaume) située entre la mairie et le Palais de la Generalitat, une vingtaine de personnes se sont rassemblées en cet après-midi ensoleillé. Toutes font partie de l’ABTS, l’Assemblea de barris per un turisme sostenible (Assemblée de quartier pour un tourisme responsable). Ce collectif, constitué d’une trentaine d’associations de quartiers, a pour vocation principale de dénoncer le tourisme de masse qui inquiète les Barcelonais. Plusieurs solutions sont avancées par l’association : limiter les AirBnb, ne plus faire de concessions au secteur privé et redonner la priorité au personnes qui vivent à Barcelone en créant de nouveaux logements publics.
Daniel Pardo, membre de l’ABTS à la barbe grisâtre, semble fort occupé. Alors que ses compagnons dressent des tables en face de la mairie, notre interlocuteur supervise les dernières manoeuvres. « Aujourd’hui est un grand jour », s’enthousiasme-t-il en installant une enceinte dans un caddie. Ce vendredi 23 février, le conseil municipal s’apprête à voter une proposition déposée par le collectif visant à agrandir le parc de logements publics. « Nous vivons une pression touristique », explique Daniel, qui prend grand soin de ne pas parler plus d’un quartier que d’un autre. « Il ne faut pas se focaliser seulement sur la Barceloneta », insiste-t-il, avant de rappeler que d’autres zones sont aussi touchées par le tourisme, l’augmentation des prix et la perte d’identité, tel qu’El Gòtic, le quartier gothique de la ville.
Le téléphone de Daniel se met à vibrer. Son contact au conseil municipal lui fait savoir que la proposition vient d’être adoptée. 18 500 nouveaux logements sociaux seront construits d’ici à 2022 dans la ville de Barcelone. Le quartier de la Barceloneta aura sa part. Autour de lui, les membres de l’ABTS jubilent. La sono crache une chanson dont le refrain est repris en coeur : « Si, se puede ! » (Oui, c’est possible !)
Travail encadré par Jean-Baptiste Naudet, Frédéric Traini, Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette.